Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
Créer des conditions dun apprentissage de la démocratie
Réflexions sur la mise en pratique du droit dans la classe et dans lécole
par Bernard Defrance*
Recherche de la vérité, élaboration du droit : ce sont précisément là les deux finalités articulées auxquelles doit préparer lécole. Avec ces deux finalités, nous sommes à chacun des extrêmes de lexpérience humaine : la recherche de la vérité suppose le loisir (scholè, en grec) cest-à-dire le dégagement de toute préoccupation de survie, alors que lélaboration du droit est commandée par les urgences à régler la violence entre les hommes. Búsqueda de la verdad, elaboración del derecho: estas son precisamente las dos finalidades articuladas a las cuales debe preparar la escuela. Con estas dos finalidades, nosotros estamos en cada úno de los extremos de la experiencia humana. La búsqueda de la verdad supone el descanso (scholé, en griego) es decir el no compromiso con toda preocupación de sobrevivencia, mientras que la elaboración del derecho está determinada por la urgencias de regular la violencia entre los hombres. Search for truth, development of law : its exactly these two joint objectives for which schools must prepare. With these two goals, we are at both extremes of the human experience : the search for truth assumes the leisure (scholè in Greek), or the lack of need, to be preoccupied with survival, while the development of law is driven by the necessity to resolve violence between human beings. |
IMPOSSIBLE, OU PRESQUE, DE PLACER UN MOT : mes vingt-cinq élèves de terminale scientifique de lycée sont en ébullition ! Lheure précédente, mon excellent collègue dhistoire et géographie, devant les bavardages incessants et lindifférence générale où tombait son cours, a craqué : il a exclu toute la classe, laquelle a été interceptée sur le chemin de la permanence par la conseillère déducation, ramenée dans la salle et, après sermon dusage, sest vue infliger deux heures de retenue collective. Banal. Mais, si, lorsque nous étions nous-mêmes lycéens, nous naurions pas songé une seconde à remettre en cause la légalité et la légitimité de ce genre de punitions, il se trouve quaujourdhui les élèves ne les acceptent pas, même sils sy résignent le plus souvent. Et, en loccurrence, ils ressentent un sentiment confus dinjustice mais sans pour autant pouvoir exprimer clairement en quoi consiste exactement cette injustice.
Donc
que faire ? Jai déjà quelques difficultés à obtenir un récit précis de lincident. Ça fuse dans tous les coins, et je me permets de leur faire observer quen effet leurs bavardages incessants, leur incapacité à respecter les règles simples de la parole en groupe, me sont à moi aussi particulièrement pénibles à supporter : me voilà obligé de hausser le ton, de faire taire, de menacer ! Le calme revenu, je demande pourquoi ils nont pas signalé à la conseillère déducation et à leur professeur ceux et celles qui, à lévidence je les désigne en même temps et personne ne contredit , ne participaient pas au chahut collectif : "Vous laissez punir des camarades alors que vous savez quils nont rien fait ?" Stupeur : nest-ce pas ici le règne du chacun pour soi ? Depuis quand faudrait-il sinquiéter des injustices subies par autrui ? Je dois donc rappeler deux principes du droit : nul ne peut évidemment être puni pour un acte quil na pas commis, et chacun est tenu à lobligation dassistance à personne en danger. Après tout, ces questions sont à mon programme de philosophie
Mais je me fais un peu peur tout de même : ne suis-je pas en train de rompre la solidarité avec mes collègues de léquipe éducative ? Puisque nous sommes en cours de philosophie, je suis bien obligé de faire remarquer que, sil y a bien une différence de degré heureusement ! entre cette punition collective et nimporte lequel des génocides qui ont marqué le 20e siècle (et quils ont peut-être étudiés justement en histoire, à condition de suivre le cours !), il ny a cependant pas de différence de nature : quelquun se trouve puni non pas à cause de ce quil a commis mais à cause de ce quil est, arménien, juif, tutsi
ou élève de cette classe ! Ils sont très contents dentendre que la punition collective est en quelque sorte illégale et je memploie donc à refroidir leur excitation en expliquant que la reconnaissance de linnocence de certains dentre eux implique la reconnaissance de culpabilité des autres, et, pour ceux-là, je pose la question de savoir combien sont majeurs : la moitié environ
"Alors, pour vous, cest deux heures de colle évidemment, et les autres une heure." Exclamations, interpellations, agitation, protestations
Et je dois là aussi rappeler une évidence du droit, à savoir que, pour une même transgression, contravention, délit ou crime, un mineur est moins lourdement puni quun majeur. Lun des délégués, sachant que jai été élu au conseil dadministration du lycée, sinquiète de savoir si jai lintention de proposer lapplication de ce principe dans le règlement intérieur : "Et comment ! Cest évidemment indiscutable." Je fais grâce au lecteur des commentaires juridiques et des prolongements philosophiques
Cet autre groupe dans lequel jinterviens est nettement plus sage que ma classe de terminale : il sagit dune trentaine de chefs détablissements en stage de formation continue ! Ils ont travaillé sur diverses études de cas réels et une principale de collège rapporte la réflexion des stagiaires sur la situation dun de ses élèves. Cette fois-ci, Saïd y a été vraiment trop fort : dix-sept points de suture et huit jours dhospitalisation pour la victime de cette bagarre de récré, et, comme ce nest pas la première fois hélas quil fait parler de lui, le conseil de discipline devient inévitable et Saïd terminera donc sa troisième dans un autre collège
La principale fournit toutes les informations psychologiques, familiales et sociales, qui nous permettront de comprendre doù vient la violence de Saïd : père maghrébin au chômage, très violent à légard de son fils aîné (cest, quasi-quotidiennement, le traitement à coups de ceinture, voilà un père qui ne démissionne pas !) lequel est très jaloux du petit frère préféré de sa mère. Saïd est vraiment, en classe ou ailleurs, insupportable, même si son niveau scolaire reste à peu près acceptable
Que sest-il passé ce jour-là ? À la récré donc, Saïd voit, de loin, un grand agresser son petit frère qui est en sixième. Son sang ne fait quun tour : il se précipite, intervient très violemment et lagresseur du petit frère ne fait pas le poids très longtemps
Un surveillant réussit à fendre le cercle des spectateurs et les sépare. Il a droit au flot dinjures dont Saïd est coutumier. Enquête, conseil de discipline, exclusion, inévitable désormais avec le lourd contentieux disciplinaire que traîne Saïd
Lensemble des stagiaires convient en effet que cette exclusion du collège et réinscription dans un autre est sans doute la moins mauvaise solution : peut-être Saïd, éloigné de son frère, séparé de ses camarades, avec dautres professeurs, retrouvera-t-il un peu de sérénité et pourra-t-il passer en lycée puisque son niveau scolaire nest pas vraiment mauvais
peut-être ! Jinterviens cependant en conclusion de ces analyses en proposant de prendre laffaire, non seulement dun point de vue scolaire, psychologique ou familial, mais aussi juridique. Quen est-il en effet exactement ? Dun point de vue psycho-familial, on comprend bien ce qui se passe : dans la culture dorigine, le petit frère nest pas encore pubère, il est encore du côté des femmes, alors que Saïd, lui, est définitivement du côté des hommes
Lagresseur de son petit frère est en train de lui faire ce que lui-même, dans sa jalousie, rêve de lui faire ! Et la culpabilisation liée à ce désir plus ou moins conscient lamène à intervenir très violemment pour réparer en quelque sorte : "Je ne suis pas jaloux du petit frère, voyez : je le défends
" Et Saïd ne pourra que conclure quil est exclu du collège pour avoir défendu son petit frère !
Jinterroge : quelquun a-t-il dit à Saïd que, dans un premier temps, il avait eu raison dintervenir pour faire cesser lagression ? Il ne le semble pas
Or, en droit, nimporte quel citoyen, témoin dun acte délictueux quelconque, dans la mesure où cela est en ses moyens, a le droit, et même le devoir, dintervenir pour faire cesser le délit et arrêter le délinquant, a fortiori sil sagit dune agression à légard dune autre personne : dans les récits de faits divers, il est extrêmement fréquent que les victimes se plaignent de la passivité des témoins, passivité souvent stigmatisée dans les récits, journalistiques par exemple
Et donc Saïd ne peut être puni que parce que la violence exercée à légard de lagresseur de son petit frère est allée largement au-delà de la violence de neutralisation (policière, au sens strict), seule légitime. De plus, ni lagresseur, ni les spectateurs nont été, eux, mis en cause ou punis : lagresseur du petit frère est, il est vrai, à lhôpital
Cest bien cependant lui qui est le principal responsable dans cette affaire : "cest lui qui a commencé" ! Quant aux spectateurs, les bons camarades faisant cercle, voyeurs sadiques du spectacle, ils seront encore moins inquiétés pour leur non intervention dans la première agression aussi bien que dans la deuxième : or, là aussi, dun point de vue juridique, leur responsabilité est plus importante que celle de Saïd qui, lui, au moins, intervient
même sil se laisse déborder par sa propre violence (de même quun policier peut se laisser aller à la bavure
). Il est nécessaire certes que Saïd soit puni pour cette bavure, mais il ne pourra véritablement comprendre cette punition que si les autres responsables de cette bagarre sont, eux aussi, punis, au moins symboliquement, et dès lors lexclusion ne paraît plus tout à fait la sanction appropriée, dans la mesure où elle est la plus grave possible : si Saïd est exclu, que faire vis-à-vis des autres, dont la faute est, juridiquement, plus grave ?
Lieu commun des colloques dans le secteur éducatif et nouvelle mode envahissante : la formation à la citoyenneté
Mais la plupart du temps cette éducation de la citoyenneté nest perçue que sur le mode habituel de la transmission : transmettre des valeurs, comme on continue, malgré les échecs évidents de la pédagogie impositive et frontale, à transmettre les savoirs. Certes, et évidemment, la formation de la citoyenneté à lécole suppose des informations sur le droit civil et pénal ainsi quune réflexion historique et philosophique sur les principes du droit. Mais si ces informations et cette réflexion viennent en contradiction avec des fonctionnements institutionnels quotidiens, le résultat risque dêtre linverse de celui que lon se proposait. Et, en effet, chacun peut constater que, dans nos sociétés, cest bien celui qui connaît le mieux les lois qui dispose du pouvoir de les contourner ou de les transgresser avec le plus defficacité, sinon dans limpunité
Une éducation à la citoyenneté suppose donc une véritable mise en pratique de la loi dans les structures de fonctionnement institutionnel même de la classe et de létablissement. Les enfants et les adolescents perçoivent parfaitement bien les contradictions entre les discours et les actes. Il ne sagit pas ici seulement des compétences psychologiques et pédagogiques que les enseignants peuvent développer pour sortir des face-à-face violents, des relations duelles et des rapports de forces, mais dabord des rituels institutionnels, des statuts professionnels et des règles juridiques.
Les jeunes, nous dit-on, nont plus de repères. Mais quels sont donc ces fameux repères qui se seraient perdus ? Si, dans nos sociétés éclatées, multiculturelles, où les consensus sur les valeurs ont disparu, personne nest daccord avec personne, il importe alors de se mettre au moins daccord sur les procédures mêmes de la discussion collective, qui permettent de régler, même provisoirement, les conflits en sinterdisant la violence. Et les repères consistent donc, non pas dabord dans laffirmation positive de valeurs, mais dans lintériorisation de principes négatifs qui autorisent le débat sur les valeurs positives et lélaboration collective des règles et des lois. Les deux anecdotes relatives à ma classe et à Saïd montrent comment on pourrait appliquer ces principes dans les fonctionnements scolaires et ces histoires illustrent déjà quatre (au moins) dentre eux :
1) nul ne peut être puni pour un acte quil na pas commis ou dont il nest pas complice ;
2) nul ne peut sexonérer dune intervention dans la limite de ses moyens pour prévenir ou faire cesser la commission dun acte délictueux ou criminel dont il est témoin ;
3) nul ne peut se faire justice à soi-même ;
4) pour un même acte un mineur est moins lourdement puni quun majeur.
Sujet donné à lexamen du baccalauréat il y a quelques années en philosophie : "Peut-on sopposer à la loi ?" Les cent vingt-deux candidats ayant choisi ce sujet, dont jai eu à corriger les copies, avaient tous je dis bien tous répondu, sous des formes variées : "On peut toujours sopposer à la loi du moment quon ne se fait pas prendre." ! Résultat intéressant de quinze ans au moins décole
Force est de constater que lexpérience quotidienne des élèves contredit très souvent les principes indiscutables du droit : tous nos discours moralisants, tous nos cours dinstruction civique nont évidemment que très peu de poids au regard de cette contre-éducation civique cachée que produit la structure ordinaire des relations enseignants-élèves et lexpérience quotidienne de lécole. Ne nous étonnons pas alors des résultats quant au degré de conscience civique moyen du citoyen moyen
Et lorsque nous étudions ce sujet de dissertation en cours, la surprise des élèves nest pas mince de découvrir que sopposer ne signifie pas transgresser et réciproquement ! Que celui qui transgresse la loi ne sy oppose pas du tout, puisquil en a au contraire impérativement besoin pour pouvoir précisément tirer le bénéfice quil escompte de sa transgression (ce sont évidemment les dealers qui ont dabord et impérativement besoin du maintien de linterdit dusage des drogues
) Et quen revanche nimporte quel citoyen peut sopposer à la loi (ce que fait justement lopposition au parlement) et essayer, en sassociant avec les autres citoyens qui partagent son analyse dobtenir par des procédures démocratiques le changement de la loi. Exigence aussi, du coup, de prendre conscience du devoir (et pas seulement du droit) éventuel de désobéissance et même de transgression quand les procédures démocratiques de discussion et délaboration de la loi nexistent pas, ou lorsque, même démocratiquement votée, la légalité contredit la légitimité (inutile de souligner ci la complexité des analyses nécessaires alors : la démocratie nest pas lapplication mécanique de la loi de la majorité, ce dont lexemple le plus clair est lensemble des débats sur la peine de mort).
Quelques principes du droit dans lécole
La loi est la même pour tous : certes
Mais que se passe-t-il, dans les faits, quand un élève arrive en retard dans mon cours et quand jarrive en retard moi-même ? Dérisoire ? Pas sûr
La répétition fréquente de ces micro-incidents peut aboutir à lintériorisation progressive de lidée profondément perverse que certains sont au-dessus des lois, avec la résignation à cet état de fait. Certes, il importe de préciser que le régime de punitions nest pas le même pour des élèves et pour des fonctionnaires disposant dun statut. Et quil peut arriver quun enseignant soit sanctionné (surprise alors des élèves de constater quil y a aussi des conseils de discipline pour les professeurs !). Toute la difficulté de mise en pratique du principe dégalité devant la loi tient en ce que, à lécole, si les enfants sont déjà sujets de droit, ils ne sont cependant pas encore citoyens. Et donc toute la question éducative tient en cette tension entre le déjà et le pas encore, ce qui du coup renvoie les adultes à leurs propres responsabilités citoyennes et qui justifie le principe de lexcuse de minorité. La loi est la même pour tous : à partir des majorités civiles, civiques et pénales.
Toute infraction mérite punition et réparation : combien de fois sommes-nous tentés de fermer les yeux
ou les oreilles ? Qui dentre nous intervient spontanément lorsquil est témoin dune infraction quelconque ? Combien de fois punissons-nous sans quil y ait réparation, ou faisons réparer sans punition ? Difficile ici de comprendre les distinctions entre le civil et le pénal, entre lamende par exemple et les dommages et intérêts. Ce principe dailleurs suppose aussi lanticipation quand elle est possible, cest-à-dire que le citoyen ne doit pas seulement intervenir (dans la limite de ses moyens), il doit aussi prévenir la commission de lacte quand il le peut : avec un collègue, je traverse la vaste salle du restaurant scolaire où plusieurs centaines délèves déjeunent, pour rejoindre la file dattente du self ; je vois tout à coup un élève se lever pour agresser celui qui est assis en face de lui, qui se lève à son tour évidemment, et je mapproche aussitôt en intervenant verbalement avec vigueur pour les calmer ; le premier élève se rassoit, lautre prend son plateau et change de place ; jattends quelques minutes pour massurer que ça ne va pas recommencer dès que jaurais le dos tourné ; puis je rejoins la file dattente où je retrouve mon collègue, qui me dit alors, ironiquement : "Mais de quoi tu toccupes ? Il y a des pions qui sont là pour surveiller, non ?" Je lui fais remarquer que ce nest pas en tant que professeur que je suis intervenu mais simplement en tant que citoyen, tenu dintervenir dans la limite des ses moyens pour prévenir ou faire cesser la commission dune infraction quelconque dont il est témoin : en loccurrence il était en mes moyens dintervenir et dailleurs, le temps que le surveillant arrive, la bagarre se serait sans doute déjà déclenchée. Il est très fréquent dans les récriminations concernant la violence à lécole dentendre des collègues protester et se plaindre de ce quils nont pas reçu la formation nécessaire à mater les voyous ! Quils ne sont pas policiers, assistantes sociales, psychologues, animateurs socioculturels, éducateurs spécialisés, etc. Ils ont raison, évidemment, toutes ces fonctions et ces métiers correspondent à des formations précises sanctionnées par des diplômes qui ne sont pas les miens. À vouloir jouer un rôle qui nest pas le mien, je risque de commettre de graves erreurs, et cest bien seulement dans la limite de mes moyens que je peux, que je dois, intervenir. Mais ces collègues ici senferment dans leur stricte fonction, voire dans leur seule discipline, pour esquiver en réalité leur fonction citoyenne, qui est bien celle de nimporte quel majeur, à partir de dix-huit ans, et qui donc concerne aussi les élèves majeurs. Certes, je suis instituteur, professeur de mathématiques, de biologie, délectronique
ou de philosophie, cest bien cela qui détermine mes compétences, mais je suis aussi, et même dabord, citoyen et donc tenu aux devoirs ordinaires du citoyen, et la fonction policière ordinaire en fait partie, de même dailleurs que la fonction de magistrat si je suis tiré au sort parmi les autres citoyens ordinaires, sans "formation" particulière, pour siéger dans un jury de cour dassises, par exemple.
La loi oblige à distinguer dans léchelle de gravité des punitions selon que lauteur de linfraction est majeur ou mineur : que se passe-t-il, dans les faits, quand je donne une claque à un élève (ça narrive jamais bien sûr
encore que
) et quand un élève me frappe ? Dans le premier cas, il se trouve certes des parents pour sindigner : pour quels résultats concrets ? Il sen trouve aussi pour venir voir lenseignant pour quil tape plus fort sur le rebelle dont on ne vient plus à bout ! Et les punitions nont aucun rapport de gravité selon que cest un petit qui est victime dune agression ou un adulte et, dans le deuxième cas, il nest pas rare de voir les enseignants du collège se mettre en grève dans lheure qui suit, en tout cas le conseil de discipline et bien sûr lexclusion seront considérés comme inévitables, de même que le signalement au parquet des mineurs quand ce nest pas directement à la police
Or, là aussi, notre droit est parfaitement clair : la peine doit être plus lourde si la victime est mineure et lauteur majeur, et encore plus si cet auteur majeur appartient à un corps détenteur dune fonction dautorité publique.
Nul nest censé ignorer la loi : oui
mais seulement à partir de la majorité civique ; combien de fois suis-je tenté de supposer connu par les élèves ce quils viennent précisément apprendre à lécole ? Premier et dernier lieu social où lignorance de la loi (et celle des savoirs) est encore légitime puisquon y vient précisément pour la combler ! Le paradoxe fréquent à lécole est que, alors quelle a été créée justement pour soustraire les enfants à lobligation de résultats en vigueur dans la vie professionnelle (et aussi pour les protéger des violences de la rue), les prégnances de linquiétude quant à cet avenir professionnel aboutissent à les soumettre (quand ils ne la demandent pas eux-mêmes à travers les attitudes consuméristes Rimbaud ! "ça sert à quoi ?" !) au chantage aux notes et punitions, dans une perversion de lobligation de résultats où, à la limite, il faudrait déjà connaître ce que lon est en train dapprendre ! Précisons aussi, à propos de ce principe, quil ne signifie pas du tout que chaque citoyen devrait connaître tout de tous les règlements, circulaires, arrêtés, décrets, lois, conventions collectives, constitutions, conventions et traités internationaux, déontologies professionnelles, etc., etc., mais seulement que chacun na pas le droit doublier que, dès lors que son action implique autrui, il y a des lois et règles qui la norment, et donc quavant de conduire cette action, il est prié de se renseigner
Cela exige aussi du coup de la puissance publique quelle organise doublement le libre accès aux textes et les procédures de leur discussion.
Nul ne peut se faire justice à lui-même : si je punis moi-même lélève qui, par exemple, ma injurié, la punition ne peut pas alors être perçue comme leffet légal dun comportement illégal mais seulement comme la vengeance de celui dont lautorité a été bafouée. Je dois certes interrompre la commission dun acte délictueux ou le signaler à linstance compétente, mais le policier arrête le délinquant, il ne le juge ni ne le punit. Ce qui exige dès lors linstitution dune instance de médiation et de jugement, composée de personnes non impliquées ; lorsquil y a une ou plusieurs victimes de linfraction cette instance devrait dabord siéger en médiation, puis seulement si elle échoue, en formation de jugement ; sil y a seulement infraction, directement en jugement pour fixer réparation et punition.
Nul ne peut être mis en cause pour un comportement qui ne porte tort quà lui-même : la seule exception dans notre droit positif en France concerne lusage de drogues ; on ne punit plus le suicide mais on continue à punir le suicide ralenti en quoi consiste souvent (pas toujours
) la toxicomanie. Mais cette exception est la seule. Et donc quarrive-t-il à lélève qui dort sur sa table et ne dérange personne ? À celui qui ne sintéresse pas ? À celui qui napprend pas ses leçons ? Que de fois les élèves sont-ils punis pour mauvais résultats ? La distinction, évidente pour un juriste, entre le civil et le pénal, semble avoir quelques difficultés à entrer en vigueur dans les murs de nos écoles. Nul ne va en prison, de ces seuls chefs daccusation, parce quil est analphabète ou chômeur ! Mais à lécole on risque encore trop souvent la punition parce quon na pas compris ou appris tel ou tel point du programme denseignement. Linjonction quasi-permanente dêtre motivé (cest-à-dire demandeur de ce qui est imposé dans le morcellement des emplois du temps et des disciplines) ne devrait plus utiliser les menaces de punitions diverses en tout cas en France des textes de juillet 2000 interdisent désormais les punitions pour mauvais résultats scolaires mais demeure la vraie sanction, cest-à-dire la note et ses conséquences sur le destin scolaire, et donc professionnel et humain, de lélève. Or rien ne peut me contraindre à mintéresser aux affres de Madame Bovary, aux subtilités de lextraction des racines carrées ou à me motiver pour les techniques du saut en hauteur
Les chantages aux punitions ou aux notes ne peuvent aboutir le plus souvent quà deux résultats : soit le dégoût définitif pour la discipline considérée, soit linstrumentalisation de cette discipline qui ne sera apprise que dans lobjectif de linterrogation ou de lexamen, lequel ouvre la possibilité dessayer de sinscrire de la manière la plus élevée possible dans les hiérarchies sociales de pouvoir. Si le savoir devient outil de pouvoir il nest plus un savoir. Ce qui conduit directement au principe selon lequel
Nul ne peut être juge et partie : principe qui ne saurait souffrir la moindre exception
sauf à lécole ! Où cest le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de cet enseignement, ce qui, non seulement interdit la construction de la citoyenneté, mais pervertit la construction des savoirs elle-même, puisqualors les exigences de la recherche de la vérité se trouvent remplacées par celles de la conformité : "Quest-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va "faire bien" et me permettra davoir une bonne note ?" Apprentissage continu, quinze ans durant, de la soumission et de lhypocrisie
Quest-ce qui motive la réussite scolaire, exactement ? Il se trouve que quelques-uns uns résistent ! Et parfois violemment
Peut-on leur donner entièrement tort ? Nous touchons ici au cur des fonctions mêmes de lécole : la création des conditions de transmission, dappropriation et de discussion des savoirs et des valeurs. Dune part, un travail dévaluation pédagogique interne est nécessaire pour lorganisation même des apprentissages et le réglage des relations ; dautre part une validation externe des compétences et savoirs acquis doit être conférée par dautres experts que ceux qui enseignent aux élèves : aucun système ne peut sauto-évaluer sans tomber dans des effets de miroir (ce qui explique que ce sont les enfants denseignants qui réussissent le mieux à lécole !) où disparaissent les finalités de linstitution au profit de sa propre pérennité, où on oublie que lécole est faite pour quon en sorte !
Enfin, dernier exemple de ces principes indiscutables, le citoyen obéit à la loi parce quil participe avec les autres citoyens à son élaboration : où et quand les futurs citoyens peuvent-ils apprendre à faire la loi avec les autres ? À lécole on apprend à se soumettre à quelquun et non à obéir à la loi dont ce quelquun est, momentanément et par délégation, porteur ; et donc réussir à lécole cest confondre obéissance et soumission, de sorte quensuite on puisse soumettre les autres, grâce aux compétences et diplômes acquis
Et symétriquement les enseignants confondent pouvoir sur la classe et autorité dans la classe, qui sont incompatibles.
Je ne peux pas continuer à prêcher la vertu civique et lignorer dans ma pratique professionnelle : peut-être cette question a-t-elle un lien avec les corruptions ? Il ny a, semble-t-il, aucune commune mesure entre un (ancien) ministre qui ment publiquement et un gamin insolent qui nie lévidence, entre un directeur doffice de logement social dont la corruption est payée par des milliers de locataires et un petit caïd de banlieue faisant dans les bizness divers
En réalité, si : leurs morales (ou leurs repères !) sont les mêmes ! Seuls diffèrent leurs rayons daction et les coûts financiers et sociaux de leurs dégâts.
Appliquer les principes du droit à lécole ? Des solutions existent : que, en ce qui concerne les comportements (le pénal), une instance indépendante dans létablissement prononce les punitions et fixe les réparations (des collèges et lycées fonctionnent déjà selon ce principe sous des formes variées), et que, en ce qui concerne la validation des résultats scolaires, (le civil), seules soient portées sur les bulletins et livrets les notes obtenues dans les conditions dépreuves normalisées, régulières, anonymées et corrigées par dautres enseignants que ceux de lélève. Ce qui exigerait bien sûr que les règlements intérieurs soient réécrits selon les normes du droit, accompagnés de leur code de procédure, et prévoient leurs propres règles délaboration et de modification. La mise en application de ces trois mesures, qui ne sont pas autre chose que la mise en uvre effective dans linstitution scolaire des principes de la démocratie et notamment de la distinction des pouvoirs, nexige ni délai ni finances supplémentaires.
Comment instituer lécole non pas comme un espace démocratique, mais comme un temps dapprentissage de la démocratie ? Les exigences quotidiennes de cet apprentissage sont connues et expérimentées depuis longtemps. Et il importe de préciser, même brièvement, quelques-unes unes des conditions de la pratique démocratique elle-même pour pouvoir travailler les conditions de son institution (au sens de processus instituant).
Depuis Montesquieu, on définit la démocratie comme étant le régime dans lequel les pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) sont à la fois distincts et articulés. Non sans difficultés considérables, et avec encore beaucoup dimperfections, cette conception a fini historiquement par prévaloir dans lorganisation de lÉtat, tout au moins dans les sociétés laïques-démocratiques. Cest le résultat dune longue évolution historique qui voit progressivement le principe dégalité entre les hommes prévaloir sur le principe hiérarchique ; dans lAncien Régime, aristocratique, chacun est défini par lappartenance à sa classe, lordre hiérarchique a son fondement en Dieu dont le Roi est le lieu-tenant sur Terre, lautorité a une origine transcendante. Dans le régime démocratique, la place du pouvoir est symboliquement vide : celui qui loccupe ne loccupe que provisoirement, au terme dune compétition réglée ; chaque citoyen est légal de tout autre et le fondement de lautorité ne peut résulter que de laccord entre les hommes ; la disparition de la référence transcendante renvoie chacun, pour ce qui est du choix des valeurs, à sa propre conscience. Le pluralisme devient ainsi la règle et le principe démocratique dissout lunification dans une seule compréhension du monde. Cependant, les individus, dés-emparés, peuvent être tentés de sen remettre à lÉtat du soin de leur protection pour ne pas assumer leur citoyenneté. Doù limportance extrême, contre les risques de lÉtat, excessivement protecteur, tentaculaire voire totalitaire, des libertés fondamentales dexpression et dassociation et de la séparation des pouvoirs, lindépendance des magistrats se trouvant alors au cur du dispositif qui garantit la démocratie contre les risques quelle engendre elle-même ; et, précédant ces deux garanties, les droits à léducation, linstruction et la formation, tels que les définit par exemple la Convention Internationale des Droits de lEnfant. Ce qui suppose que chaque citoyen soit en mesure de contribuer lélaboration de la loi, puisse se rendre capable den comprendre rationnellement lexigence fondatrice darticulation des libertés individuelles.
Or la distinction des pouvoirs, si elle semble aujourdhui acquise, en ce qui concerne les régimes politiques, nexiste toujours pas dans les institutions, puisquau législatif et à lexécutif la confusion ajoute le judiciaire, qui prend ici la forme du réglementaire. Le pouvoir de punir, à lécole, dans lentreprise, à larmée, dans nimporte quelle administration, appartient à la même instance ou personne qui fixe et exécute les prescriptions réglementaires même si, en théorie, les décisions restent susceptibles de recours devant les tribunaux (judiciaires ou administratifs). Linstitution prolonge ainsi le modèle familial dautorité parentale sur les enfants, alors quelle est organisée par et pour des citoyens, ou futurs citoyens. De nombreux règlements intérieurs comportent ainsi des dispositions illégales, et nombreux sont les responsables qui commettent des abus de pouvoir en toute bonne conscience, de même que sont nombreuses les victimes de ces décisions qui ignorent tout de leurs droits.
À lécole, la question se pose avec dautant plus de complexité que les enfants et les adolescents sont, on la dit, déjà sujets de droit mais pas encore citoyens. Tension inévitable et complexe, qui fait que jai beaucoup de difficultés dans mes classes à faire comprendre à mes bavards que, si je les fais taire, cest pour quils puissent parler ! Cest cette question du temps dapprentissage, avec les doubles liens inévitables quelle comporte (je me vois invité à faire ce que je ne sais pas faire pour apprendre à le faire, à mintéresser à ce qui ne mintéresse pas pour my intéresser, etc.). En effet, toujours selon Montesquieu, la démocratie suppose la vertu en chaque citoyen, et donc lorganisation du système éducatif doit permettre léclosion et la consolidation de cette vertu : ce qui explique que lécole a une double fonction, savante et morale, dinstruction et déducation.
De nombreuses expériences pédagogiques ont montré, depuis longtemps, que cet apprentissage progressif de la démocratie et de ses exigences est possible à lécole. La caractéristique commune à toutes les expériences de pédagogies actives, coopératives, institutionnelles, est de tenter de permettre aux enfants dorganiser ensemble lespace et le temps, de décider des travaux et activités, de se donner les outils matériels, culturels et institutionnels de leur liberté. Cependant limmense majorité des classes et établissements fonctionnent encore sous le principe monarchique, cest-à-dire celui de la confusion des pouvoirs. Cette confusion joue aussi bien sur le plan des comportements que sur celui de lacquisition des savoirs. La question ne dépend pas ici des qualités psychologiques des acteurs (les aptitudes à la relation, à lécoute, le charisme du maître...) mais tient à la structure institutionnelle même, qui contredit encore trop souvent les principes fondateurs du droit. Dès lors, lapprentissage de la citoyenneté ne peut pas se limiter aux questions périphériques qui ne relèvent pas de la mission spécifique de lécole : gestion de foyers socio-éducatifs, menus de la cantine, clubs, commissions santé, journaux lycéens, etc. Certes, ces activités peuvent constituer des occasions non négligeables de formation aux responsabilités associatives, mais, outre le fait que les qualités dinitiative et de civisme ainsi développées ne sont pas validées dans le cursus, ces responsabilités ne sexercent pas sur ce qui fait lessentiel du sens de la présence à lécole, cest-à-dire les procédures centrales dinstruction, de construction par le sujet apprenant des savoirs et savoir-faire, leurs évaluations et validations.
Larticulation de la démocratie représentative et de la démocratie participative reste et pas seulement à lécole ! encore largement à inventer. Lélection de représentants (délèves mais aussi bien de députés !) correspond trop souvent, dans les faits, à une démission civique. Les actions qui se multiplient de formation des délégués de classe sont loccasion dexpériences très intéressantes pour ceux qui en bénéficient, et elles font, du même coup, sinterroger sur le fait que les autres élèves, appelés tous à devenir citoyens, nen bénéficient pas... Bien des activités menées ainsi en dehors de la sphère dapprentissage proprement dite pourraient être avantageusement réintégrées dans les cours eux-mêmes. Les classes "Freinet", par exemple, ont depuis longtemps montré lefficacité du journal scolaire dans lapprentissage de la langue.
Enfin, lapprentissage de la démocratie à lécole suppose lintégration, dans le fonctionnement institutionnel lui-même, de trois exigences essentielles qui fondent la démocratie elle-même et qui sont, y compris dans les débats et actions politiques au niveau adulte et citoyen, très souvent oubliées :
dune part, les principes éthiques qui permettent la démocratie ne peuvent pas se discuter démocratiquement : linterdit de la violence, par exemple, ne se discute pas puisquil est précisément ce qui permet la discussion ; mais, dautre part, ce principe ne saurait être imposé et doit faire lobjet de la décision libre de chaque citoyen, qui consent par là à la liberté de lautre ; ce qui oblige alors, à lécole notamment mais pas seulement, à distinguer clairement, coutumes, règles et lois, morale et éthique, ce qui est discutable et ce qui ne lest pas
;
dautre part, la démocratie ne consiste pas en lapplication mécanique de la loi de la majorité : elle est tout autant institution des procédures de protection des minorités ; en effet, comment une idée neuve (et éventuellement vraie ou juste) pourrait-elle être demblée majoritaire ? Comment sassurer que majorité et vérité coïncident ? Tout " règlement " doit ainsi comporter ses propres règles de modification ainsi que les procédures qui permettent de le faire respecter également par tous les acteurs de linstitution ; avec cette exigence supplémentaire pour lécole de distinguer, notamment dans lapplication des sanctions, entre ceux, parmi ses acteurs, qui sont déjà citoyens et ceux qui ne le sont pas encore : la violence dun majeur est évidemment plus grave que celle dun mineur
;
enfin, la caractéristique de la démocratie est dêtre inachevée et inachevable : équilibre instable qui ne dépend que du degré de vertu en chaque citoyen ; lesquels citoyens ne sont eux-mêmes quadultes imparfaits
Peut-être que devenir adulte, devenir citoyen, cest commencer à comprendre quon ne le sera jamais. Et donc la formation à la citoyenneté à lécole doit pouvoir permettre dassumer cet inachèvement inéluctable.
Il ny a, finalement, à examiner lensemble des créations culturelles en tant que manifestations des multiples désirs humains, que deux domaines qui semblent échapper aux logiques du profit, cest-à-dire le primat de lintérêt individuel au détriment du bien commun : la vérité, cest-à-dire lapproximation toujours plus fine mais inachevable entre les descriptions (linguistique ou mathématique) du réel et le réel lui-même, et le droit, cest-à-dire la formulation toujours discutable des règles du vivre ensemble à partir de principes devenus eux-mêmes indiscutables.
Éducation civique ? Certes, et donc, et cest probablement lenjeu central de ce qui se passe aujourdhui à lécole, pratiques civiques, inscrites dans des règles de fonctionnement institutionnel, qui permettront alors que lécole cesse dêtre une zone de non-droit permanent et puisse répondre au défi majeur de notre temps : comment vivre ensemble ? Comment, à l'école, apprendre à vivre ensemble ?
Bernard Defrance est professeur de philosophie au lycée Maurice Utrillo, Seine-St-Denis, France. Il est également vice-président de la section française de Défense des enfants international (DEI). Pour consulter les pages personnelles de lauteur : www.bernard-defrance.net
Bernard Defrance es profesor de filosofía en el Liceo Maurice Utrillo, Seine-St-Denis, Francia. Es igualmente vice-presidente de la sección francesa de Defensa Niños Internacional (DNI). Para consultar las páginas personales del autor ver: www.bernard-defrance.net
Bernard Defrance is Professor of Philosophy at Maurice Utrillo Secondary School in Seine-St-Denis, France. He is also Vice-President of the French section of International Childrens Defense (DEI). To consult the authors personal web pages: www.bernard-defrance.net
* Les sous-titres sont de la rédaction
© CIFEDHOP 2008