Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
par Michel Vuille
Malgré la grande diversité de leurs situations sociales, les jeunes daujourdhui sont globalement exposés à vivre dans des conditions qui sont moins favorables que celles de leurs parents.
Avant-propos : la violence : une construction sociale
Les émeutes urbaines de mai 98 à Genève ont suscité de multiples réactions, prises de position et interprétations, dans les médias et dans lopinion publique. Les «débordements» dus aux jeunes et même très jeunes «casseurs» étaient pour une grande part incompréhensibles, ils apparaissaient comme la zone dombre, comme la part maudite des manifestations contre lOrganisation Mondiale du Commerce (OMC).
Suite à ces violences urbaines, le Conseil dÉtat genevois a donné mandat à un collège dexperts danalyser a) le déroulement des manifestations de rue, b) la métamorphose de la violence au quotidien dans les rapports individuels et sociaux (1).
Dans lune des recommandations quils ont adressées à lExécutif cantonal, en février 1999, les experts ont clairement défini leur position en la matière :
«On abordera la violence comme une construction sociale, ce qui implique divers acteurs ou partenaires ; elle nest pas réductible à une explication monocausale (cest la faute aux jeunes!). La violence est donc toujours un processus complexe, cela implique une vision multidimensionnelle des faits de violence.»
Au cours de lexpertise, on a fait un premier grand constat : la gestion des faits de violence ne se situe pas sur le plan cantonal, ni même sur le plan communal, mais le plus souvent au niveau du quartier ou, plus précisément encore, de létablissement scolaire ou dautres lieux destinés aux jeunes. À Genève, un grand éventail de professionnels et de bénévoles uvrent quotidiennement à comprendre, à prévenir et à traiter la violence ordinaire qui sinfiltre dans les relations sociales : des enseignants, des concierges, des inspecteurs, des parents, des îlotiers, des travailleurs du social, des infirmières de santé publique, des médecins, etc. - quils agissent en milieu scolaire, péri - ou parascolaire, ou dans le quartier. Dès lors, on se rend compte que la gestion des faits de violence ordinaire sopère dans six registres principaux : 1) le scolaire, 2) le social, 3) la santé, 4) la police, 5) le logement, 6) lemploi.
Et la gestion globale de la violence dans et hors les murs comprend cinq types dintervention : 1) la promotion de la qualité de vie pour tous, 2) la prévention de la violence, 3) la dissuasion dagir ou de réagir par des moyens violents, 4) la répression des faits de violence, 5) la prise en charge des enfants et des jeunes réprimés pour des faits de violence (bourreaux et victimes).
I. Introduction : les «chocs» de civilités
La violence est un phénomène complexe et en évolution permanente, on ne dispose donc pas dune théorie en bonne et due forme pour lanalyser. Cette raison essentielle a conduit les auteurs de Violence ordinaire à ne pas proposer de définition a priori des faits de violence en milieu scolaire ou dans la cité. Mais, pour donner un premier profil au sujet, on a puisé à deux grandes sources dinformation : dun côté, aux données et aux analyses produites par la communauté scientifique internationale ; dun autre côté, aux données et aux indicateurs produits sur le plan local genevois par un grand nombre de «gens de terrain». Ce repérage a permis didentifier sept facteurs principaux qui caractérisent selon nous les faits et les situations de violence recensés sur les plans communal, cantonal et international.
Tableau 1. Configuration de facteurs et de concepts
(F1 - F7), caractérisant les faits et les situations de violence identifiables en milieu scolaire et dans la cité
F1 : choc de civilités, conflit de civilités, incivilité, insécurité : civilisation ou brutalisation des murs, théorie de la vitre brisée («broken windows»), dégradation de lenvironnement local, petite délinquance, culture des rues, désorganisation sociale. |
F2 : bullying («brimade») : domination et soumission, raison du plus fort, «le loup et lagneau», menace, provocation, action intentionnelle ou stratégique. |
F3 : violence physique, crimes et délits : agression, agresseur et victime, viol, racket, rapport à la loi, code pénal et justice, répression policière, sentiment de justice ou dinjustice, révolte, rébellion, émeute, loi de la jungle, zone de non-droit. |
F4 : déterminants sociaux et culturels de la violence : inégalité et exclusion sociales, précarité, vulnérabilité, désaffiliation, ségrégation, souffrance sociale (malaise, mal-être), anomie, galère, haine, immigration, indicateurs de précarité sociale (quartier, commune). |
F5 : violence institutionnelle : différenciation culturelle en milieu scolaire, homogénéité/hétérogénéité des publics, sélection et échec scolaire, disqualification, relégation, indicateurs de précarité scolaire, déscolarisation, indiscipline, absentéisme. |
F6 : gestion de la violence dans létablissement scolaire : travail de prévention et de répression des faits de violence dans lécole et dans la communauté éducative (direction ou maîtrise principale, concierges, travailleurs sociaux, îlotiers, enseignants, parents), traitement des problèmes sociaux, projet détablissement, équipe pédagogique, charte, contrat pédagogique, conseil de classe, conseil décole, déviance tolérée. |
F7 : rage de vivre et identité culturelle des jeunes : manifestation des cultures urbaines et des arts de rue (mouvements hip-hop et techno, génération glisse et culture «fun»), révolte, haine, individualisme, jeu symbolique avec la vie et la mort (conduites à risques et «destroy», sports de combat et affrontements entre gangs), affirmation de soi et passage aux limites, défi à lautorité et à lestablishment. |
II. Déterminants sociaux de la violence
Dans Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (1995), Castel remonte en quelque sorte de la désafilliation (lexclusion visible des «sans emploi, sans logement, sans famille, sans papiers, sans sécurité sociale», etc.) à une zone beaucoup plus large (mais moins visible) quil appelle zone de vulnérabilité ; cette zone intermédiaire allie précarité du travail et fragilité des supports de proximité. Lauteur précise :
«Tout se passe comme si nous redécouvrions avec angoisse une réalité que, habitués à la croissance économique, au quasi-plein-emploi, aux progrès de lintégration et à la généralisation des protections sociales, nous croyions conjurée : lexistence, à nouveau, d«inutiles au monde», de sujets et de groupes devenus surnuméraires face à laggiornamento en cours des compétences économiques et sociales».
Comme lincivilité est quantitativement plus importante aujourdhui que la violence physique, la zone de cohésion sociale nommée vulnérabilité par Castel est elle aussi plus importante que ne lest la zone de désaffiliation. Nombre de jeunes en fin de scolarité obligatoire ou ayant quitté le cycle dorientation ne se sentent-ils pas en situation de vulnérabilité alors quune faible proportion dentre eux est en rupture et en voie de désaffiliation?
Socialisation dattente et crise anthropologique
Dans son article «Les jeunes et lexclusion», Olivier Galland signale que le rapport entre «jeunes» et «exclusion» est analytiquement difficile à définir car, en première approximation, la jeunesse est par essence un état de dépendance. Il propose alors dadopter une perspective longitudinale : dans quelle mesure la dépendance juvénile, phase «normale» du cycle de vie se prolonge-t-elle ou samplifie-t-elle de manière «anormale»? Selon lui, les jeunes peuvent être classés en trois catégories :
1. ceux qui sont déjà proches de la sphère professionnelle ;
2. ceux qui connaissent une forme de socialisation dattente (groupe intermédiaire sans doute le plus spécifique de la période récente) ;
3. les «cas sociaux» (4).
Nombre dauteurs insistent également sur le fait que la crise que nous vivons est anthropologique, cest-à dire quelle est à la fois crise de civilisation et crise de lindividu (crise du sujet). La crise du sujet est contextualisée: «linsécurité ambiante», «la peur des lendemains incertains», «le sens de lavenir sest inversé, il est perçu comme le temps de laléa», «les institutions où lemploi est garanti oscillent entre la crainte et la culpabilité», «la scène politique noffre plus ni points de repère pour la compréhension des problèmes, ni perspectives pour laction» et «leffritement des corps intermédiaires».
Quartiers dexil
«Les quartiers dexil nont pas le monopole du mal de vivre de la jeunesse, mais ils cristallisent plus quailleurs lexclusion, le chômage, la délinquance et connaissent en ce sens un effet de grossissement et de radicalité des problèmes. Leur dérégulation sociale est contemporaine de la précarisation des emplois, dune aggravation ou dune pérennisation de la misère ou de criantes inégalités sociales, dune montée du racisme et de lintolérance pour une partie grandissante de la population.
Pour nombre de jeunes habitant les quartiers difficiles, la famille nest plus une instance de socialisation. Souvent, chez les jeunes issus de limmigration maghrébine, la langue des parents nest plus vraiment la leur, les pères notamment ont souvent perdu toute autorité car disqualifié socialement» (5).
La socialisation seffectue davantage dans la rue au contact des pairs dans un climat daffrontement réel ou symbolique. Les violences urbaines, la haine diffuse mûrissent dans ces quartiers de relégation où vit sans perspective une population stigmatisée.
Jeunes «en rupture de liens» à Genève
Les ruptures importantes surviennent après la fin de la scolarité obligatoire (fin du cycle dorientation), elles se produisent dans un ou dans plusieurs registres : les relations avec la famille [un bon nombre de ces jeunes ne vivent plus au sein de leur famille], le logement [squats, déménagements permanents, «on dort chez des amis», «on dort dans la rue ou dans les allées des immeubles»], le travail et lemploi [rupture de formation, abonné aux petits jobs, «je vais avoir un travail», «je vais commencer un apprentissage», «À lécole on ma déjà dit que je suis nulle et que je nai pas même les capacités de faire un apprentissage de coiffeuse»].
En règle générale, les plus jeunes vivent dabord une «marginalité ludique», ce qui veut dire quau jour le jour, ils se jouent à plusieurs les 400 coups dans la cité. Puis, après un ou deux ans, ils en ont marre de zoner et ils prennent conscience que ce jeu les fait glisser dans une galère quils nont pas choisie, quil les conduit à une réelle précarité. Ils sinquiètent alors du lendemain et demandent de laide pour esquisser un nouveau parcours de vie.
Quil sagisse de marginalité ludique ou de marginalité subie, quelques traits sont communs à ces deux catégories de jeunes, mais avec un sens autre et un degré de gravité différent pour les uns et les autres. Ils vivent réellement hors les murs ; ils sont très souvent en bande, mais malgré cela, ils expriment un sentiment de solitude ; la consommation de haschich est généralisée ; ces jeunes sont réticents face à toute contrainte administrative ; on relève quils nont pas dadultes à qui parler (hors des fameux horaires de bureau, contre lesquels ils ont la haine) ; ceux qui sont en survie pratiquent la manche, le «deal» (ressource importante), le racket, ou le vol.
Ces jeunes en rupture piétinent sur place. Ils sont en panne plus ou moins grave et prolongée. Captifs de leur situation, certains tournent en rond comme dans un cercle vicieux ou un entonnoir, dautres sont carrément dans un trou noir au fond de leur galère. Cest dire dune part quils ne sen sortiront pas seuls, cest dire aussi quavant quils puissent tisser de nouveaux liens avec leur environnement, on doit dabord les aider à mettre fin à leur captivité, les hisser hors de leur trou en leur faisant la courte échelle et en les assurant pour quils ne retombent pas.
On peut affirmer que les jeunes en rupture ne sont pas mobiles : ils sépuisent en réalité dans une mobilité fermée. Et cest précisément la tâche quassument les éducateurs de rue et les travailleurs sociaux hors murs que de remettre ces jeunes en mouvement et dans le mouvement de la société.
Chômage des jeunes
Les douze dernières années ont été marquées, en Suisse et particulièrement à Genève, par de profonds bouleversements sur le plan du chômage. Phénomène dampleur réduite jusquau début des années 90, le chômage sest mué depuis en problème de masse.
Chômeurs inscrits | ||
dont jeunes de moins de 25 ans | ||
Proportion de chômeurs de moins de 25 ans |
Source : Office cantonal de la statistique
Par rapport à la situation de 1985, le nombre total de chômeurs inscrits (6) en 1997 est presque huit fois plus grand, mais chez les moins de 25 ans cest par un facteur dix que ce nombre a été multiplié durant la même période. Parmi les chômeurs, la proportion de jeunes de moins de 25 ans a augmenté de 3.5 points.
Bien quils ne comptabilisent que les personnes inscrites au chômage à lexception, entre autres, de celles qui ont épuisé leurs droits ou des demandeurs demploi qui ne sont pas inscrits au chômage, ces chiffres soulignent limportance du phénomène chez les jeunes. Ce constat est encore renforcé si lon prend en considération les proportions de chômeurs au sein des classes dâges 15-19 ans et 20-24 ans.
Taux de chômage moyen | ||
Taux de chômage chez les 15-19 ans | ||
Taux de chômage chez les 20-24 ans |
Source : Office cantonal de la statistique
Ce tableau atteste que le chômage des jeunes était résiduel avant la crise, mais que depuis le milieu des années 90 il affecte plus fortement les jeunes âgés de 20 à 24 ans que la moyenne de la population (7). Ce sont donc ceux qui viennent souvent de terminer leur formation initiale qui rencontrent des difficultés particulières pour entrer dans la vie active. Les jeunes sont confrontés à de grandes difficultés pour valoriser leurs connaissances et compétences. Leur insertion professionnelle est de plus en plus problématique et tardive (nécessité de multiplier les stages, les petits boulots, les emplois sans rapport avec la formation). Évidemment, les difficultés sont accrues pour les jeunes sans qualification, dont on ne sait que peu de choses, si ce nest quils sont plus dun millier à Genève à navoir achevé aucune formation post-obligatoire et à être pour la plupart sans emploi régulier (8).
Linsertion professionnelle devenant progressive, le statut de dépendance, caractéristique de la jeunesse, tend à se prolonger et les risques de précarisation sociale sont aggravés (9). Dailleurs, contrairement à une idée reçue, en Suisse cest chez les jeunes et non pas chez les personnes âgées que les taux de pauvreté selon la classe dâge sont les plus élevés. Et lorsquils disposent de revenus, les jeunes se situent surtout dans les basses classes salariales du fait quils sont en phase dinsertion professionnelle (10).
III. Identités culturelles des jeunes et fureur de vivre
La mutation profonde de nos sociétés signifie quelles dépassent les cadres assez autoritaires et fermés de lancienne société militaro-industrielle (subir sa vie, obéir) pour entrer dans les espaces relativement légers et ouverts de la nouvelle société de réseaux (choisir sa vie, inventer) (11).
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La montée du thème de lindividu est, pour Ehrenberg (1995), lexpression dun processus historique qui a institué, pour le meilleur et pour le pire, la responsabilité à lintérieur de nos corps. Ehrenberg saisit la compétition au niveau du culte de la performance et pendant une période donnée. La mythologie entrepreneuriale des années 80 concerne beaucoup de monde : battants, gagneurs, leaders, conquérants, dans le sport, laventure, dans les nouvelles technologies et les virtualités des agences postmodernes. Mais, Ehrenberg révèle aussi que «lentreprise» se déplace au niveau de la personne, chaque individu devenant entrepreneur de sa propre vie. Et à laube des années 90, la rhétorique laisse entendre que le premier venu peut sombrer dans la déchéance : le SDF (Sans-Domicile-Fixe) prend la place du chef dentreprise dans limaginaire social.
Entre deux libéralismes
La tension que cet «entre-deux» peut provoquer au niveau de la personne est clairement montrée par Dubet dans Les Lycéens (1991). Car ces jeunes privilégiés vivent comme un drame le double espace contradictoire où ils affrontent la compétition et la coopération :
- le libéralisme du marché ou la rude compétition «économique» au niveau des apprentissages scolaires et professionnels,
- le libéralisme culturel pour lequel la réalisation de soi et la construction dune autonomie personnelle sont les seules expériences méritant réellement dêtre vécues (12).
À titre dhypothèse, on peut avancer a) que ce «libéralisme contradictoire» sous-tend toutes les manifestations culturelles dont on va parler plus loin, b) que les cultures juvéniles actuelles sinscrivent dans un espace multidimensionnel dont les principaux vecteurs sont : lindividualisation, la précarisation (13), la compétition, la médiatisation et la récupération.
Jeunes en désarroi et conduites à risques
Beaucoup de jeunes ressentent un profond désarroi et un sentiment dabsence de futur de la société actuelle auquel ils opposent, par exemple à travers la dynamique du mouvement hip-hop, une culture de crise. Labsence de valeurs, de principes éthiques clairs sont perçus comme un vide moral. Ce dernier renforce la souffrance qui découle des effets destructeurs de lindividualisme moderne. «Le système glisse, mène, sonne ton requiem (...). Ma vie perd son sens, mon goût, mon souffle est épuisé. Tout sefface, quest-ce qui se passe, où sont mes traces» clame La Cliqua dans sa chanson Requiem inspirée par le film La haine. Sandra Bévillard décrit bien ces souffrances diffuses liées à la peur de lexclusion : «Lâge est aux Macjobs, au latex (ou la découverte de lamour au temps du sida) et à la mise à distance du monde politique. Ma génération est celle du «No Future» que lançaient les Sex Pistols, en 1977. Elle qualifie son avenir, non sans un certain humour «dAssedic Park». Elle souhaite dautres perspectives que celle de limmédiat, elle revendique le droit de planifier son avenir. Mais, au fur et à mesure que lappui des institutions se dérobe, arrive une angoisse diffuse et présente. De lamour infecté au chômage fatal, comment défier son anxiété face à un avenir qui nassure rien?» (14). Alors la violence peut apparaître comme une forme de réaction face à lincompréhension et à linsolence de ceux qui nont jamais vécu ces situations.
Les conduites à risques se multiplient dans la jeunesse et prennent une grande diversité de formes (tentatives de suicide, toxicomanies, défis à lautorité, pratiques extrêmes dans le domaine sportif, etc.). Elles sont une tentative de saffirmer, de donner une signification à une existence personnelle mise en défaut par la société. Si ce mal de vivre est largement ressenti au sein de la jeunesse, il prend une forme forcément plus aiguë chez les jeunes qui vivent dans un contexte où se cristallisent les facteurs dexclusion : ces quartiers dexil et ces cités où senracinent le chômage et les emplois précaires, la misère et les inégalités sociales criantes, le racisme et lintolérance, les dérégulations sociales et la délinquance, la disqualification sociale des familles et le transfert des responsabilités éducatives aux institutions. Si la jeunesse des banlieues françaises manifeste depuis 1981 sa rébellion par la violence, cest, selon David Le Breton, parce quelle constitue une ressource politique pour ceux qui ne disposent de rien dautre. Cest non seulement «une réplique au rejet social, au racisme ordinaire, à la déscolarisation, une réponse sans ambiguïté à lexclusion», mais aussi une pratique qui peut être vécue sur le mode jubilatoire.
Individualisation et cultures jeunes
Lindividualisation, cest-à-dire leffritement des références sociales, rend problématique lidentification des multiples cultures jeunes actuelles (15). Pour éviter de se perdre dans le labyrinthe des modes et des anti-modes, des créateurs et des récupérateurs, des reflets et des miroirs aux alouettes, on a choisi dinscrire ici la plupart des faits culturels juvéniles dans deux configurations majeures (16) : la culture fun liée à lindividualisation et le mouvement hip-hop en lien avec la précarisation.
Génération glisse et culture «fun» (plaisir)
Les jeunes glissent sur tous les terrains naturels : la terre, la mer, lair, le sable et la neige et -pourquoi pas?- sur le bitume des villes. La danse avec les éléments, cest la révolution du sport des années fun qui atteint lEurope dès les début des années 80. Selon lexpression de Loret, extraite de Génération glisse (1995), le fun, cest le totem des sports de glisse. Et les glisseurs optent pour la légèreté, la joie de vivre et laventure personnelle dans un rapport nouveau au corps et à la nature : séclater, se dépasser, frôler lextrême
vitesse, prendre des risques aux limites du possible et de limpossible, pour créer de nouvelles sensations et éprouver des émotions brutes, en glissant hors-balises et hors-normes. Adopter le fun, cest dabord refuser les règles et disciplines du sport olympique : pas dentraîneur, pas darbitre, pas de pression chrono, pas de médaille.
Dans les années 60, les surfers-vagabonds des plages brésiliennes sont de véritables marginaux. Ils pratiquent la glisse pour manifester leur contre-culture fun et underground. Les choses ont bien évolué en trente ans, notamment depuis que les mega-commerces vendent le matos de la glisse et diffusent les mag fun du genre Snow Surf, Freestyle, Vertical, Seventh sky, Wind surfing. Le look underground dorigine a bel et bien cédé la place au vêtement «funwear» façonné et diffusé par les grandes marques, même si on cultive toujours une esthétique marginale, celle des héros qui se grisent du plaisir icarien de voler : rêve, fantasme avec le support de posters qui donnent le vertige : le jumper pris en contre-plongée et en flagrant délire dapesanteur face au ciel ou à lécume de la vague!
La culture fun est complexe, elle se présente comme une morale du plaisir, une stratégie marketing, un look, un vocabulaire, une musique (hardcore, rock punk, sound system and lights), une esthétique (empruntée au pop art) et un ensemble dattitudes. Or, si la culture fun a été massivement récupérée par le système (17), il reste certainement sur toute la planète et dans toutes les villes des jeunes irréductibles qui pratiquent la glisse comme une culture underground.
Génération banlieue et mouvement hip-hop
Le mouvement hip-hop est né dans les années 70, à New York. Expression de toute une partie de la jeunesse noire et portoricaine, il a dès son origine partie liée avec la Zulu Nation fondée par Afrika Bambaataa, leader dun des gangs les plus violents du Bronx. Converti à la non-violence, Afrika propose une solution de remplacement cool à la guerre des gangs : Stop the Violence!
contre les bagarres sanglantes et meurtrières aux armes à feu ou aux armes blanches, contre la drogue, contre le racisme, contre la déprime dans un arrière-monde de banlieues oubliées. Les affrontements se feront désormais sur un plan symbolique - et non plus physique - à travers la musique (le rap ou la fureur de dire), la danse (break dance) et les graffitis (tags et grafs).
Dès le milieu des années 80, le hip-hop déferle sur lEurope ; en France, il est porté par les Zulu Kings et Queens, par les smurfers et les graffitistes. Il fleurit à Paris et à Marseille, mais surtout dans la banlieue lyonnaise. Culture urbaine offensive et provocatrice (18), le hip-hop senracine dans des mondes en marge de la ville, il exprime le blues ou la galère des jeunes captifs des banlieues défavorisées : le cri des cités, le bruit et la fureur, la haine, la rage.
Lart des rues français possède une base dynamique et puissante, cest-à-dire pour le rap et le break une multitude de «posses», dassociations et de petits labels marginaux, inconnus du grand public (19). Si les réseaux des rues sont souples, ils sont aussi éphémères et fragiles parce que les artistes qui les animent ont précisément choisi de rester hardcore (le plus extrême, le plus dur, le moins commercial) et de surfer dans lunderground. Pour approcher cet art des rues qui reste en grande partie caché, on peut sans hésiter lire louvrage très fun du linguiste Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches! Dictionnaire du français contemporain des cités (Paris, Maisonneuve et Larose, 1997). Puisant le «dire des maux» à de multiples sources linguistiques parmi lesquelles divers argots et le verlan -, le parler des banlieues manifeste la culture interethnique et mélangée des milieux immigrés et populaires (20).
IV. Société de droit et zones de non droit
Dans La Galère (1987), Dubet pointe cette importante rupture entre hier et aujourdhui : la fin des banlieues rouges, cest lépuisement du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux. En conséquence, pour les jeunes «du dehors» (de la rue, de la cité sensible), toute référence au mouvement ouvrier ou à dautres mouvements sociaux intégrateurs a disparu.
Ainsi, à une vie sociale intégrée et conflictuelle, opposant et unissant dominants et dominés, ouvriers et patrons, ont succédé la rupture et une vie sociale brisée par la barrière séparant ceux du dehors et ceux du dedans. La population «reléguée» nest plus exploitée ou dominée. Elle est ignorée et abandonnée. Elle a souvent perdu son utilité sociale et elle est méprisée. Elle est hors de la société et réduite à une série de problèmes sociaux (21).
Les nouvelles conduites marginales des jeunes sont analysées par Dubet à travers une configuration de concepts-clés parmi lesquels on trouve lexclusion, lanomie, la désorganisation et la rage. La galère est en effet traversée de brusques explosions de rage, de violences destructrices, qui nont rien à voir avec la revendication dun mouvement social : ce sont des émeutes!
Les nouvelles conduites marginales des jeunes qui zonent dans la galère sont certes une spécificité des quartiers difficiles, mais les banlieues nen possèdent pas le monopole, on peut sans doute généraliser la thèse en montrant que les précarisés ou les désaffiliés adultes «galèrent» eux aussi dans leur vie quotidienne en étant confrontés à lanomie, à la désorganisation et à la menace dêtre exclus (Paugam).
Le nouvel esprit du capitalisme dans un monde de réseaux
Quau cours des 30 dernières années, «lentreprise» se soit déplacée au niveau de la personne constitue déjà en soi une mutation profonde. À cela, il faut cependant ajouter que le «new management» inscrit désormais le travail dans des réseaux au sein desquels se placent et se déplacent de multiples projets. Boltanski et Chiapello (1999), voient ainsi se développer le nouvel esprit du capitalisme dans un monde quils appellent connexionniste.
Les années 90 valorisent ceux qui savent travailler en projet, que ce soit en tant que leader ou en tant que simple contributeur. Les personnes de valeur sont, dans cette optique, celles qui réussissent à travailler avec des gens très différents, qui se montrent ouvertes et flexibles quand il sagit de changer de projet et qui parviennent à sadapter en permanence à de nouvelles circonstances.
Ce qui importe, cest de développer de lactivité, cest-à-dire de nêtre jamais à court de projet, à court didée, davoir toujours quelque chose en vue, en préparation, avec dautres personnes que la volonté de faire quelque chose conduit à rencontrer.
Cest précisément parce que le projet est une forme transitoire quil est ajusté à un monde en réseau : la succession des projets en multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens, a pour effet détendre les réseaux.
La société de réseaux et le nouvel esprit du capitalisme associent de nouvelles valeurs à la logique de compétence :
- le «grand» agit par excès, il conjugue lépanouissement personnel et la confiance en soi avec lanti-autoritarisme, lautonomie, la mobilité, la réciprocité, linitiative, lapprentissage permanent, la responsabilité, laudace, la flexibilité, louverture au monde entier, les qualités relationnelles et communicationnelles, la création du lien social, etc.
- le «petit» agit par défaut, il cumule les manques : il ne sait pas communiquer, il est fermé, il a des idées arrêtées, il est autoritaire et intolérant, il est renfrogné et incapable de compromis, il est rigide, il sattache à un seul projet, il est immobile, il senracine dans le local, il est un «tue-réseau» absolu, il ne crée pas de lien social, etc.
On notera que le «grand» et le «petit» ne correspondent pas à des portraits réels, mais lopposition et la polarisation permettent de mieux cerner les valeurs dominantes attachées aujourdhui aux catégories de gens jugés «compétents» (tendance à être «dans le coup» et intégrés aux canons de la société de réseaux) et aux catégories de gens jugés «incompétents» (tendance à rester hors du coup et fixés aux valeurs de lancienne société).
Un rapport démocratique à la loi et aux règles du «vivre-ensemble» pour prévenir la multiplication de zones de non droit
Dans une période où un nombre assez élevé de familles et de jeunes sont dans des situations de vulnérabilité, et proches parfois de la désaffiliation sociale, il paraît évidemment important de définir et dappliquer des mesures dinclusion, dinsertion et dintégration des populations précarisées. Mais il ne suffit pas dinclure pour inclure (par exemple dans des groupes de pairs très fusionnels), encore faut-il que linclusion se fasse dans un espace ouvert, en tenant compte des droits et des devoirs de chacun. Car, entrer et vivre dans un monde où domine la loi du silence ou la loi du plus fort, ne correspond nullement à une vraie intégration, en réalité il sagit dune intégration dans une zone de non droit zone qui équivaut à une captivité ou à un emprisonnement.
Analysant le développement de la violence dans les banlieues françaises, nombre dauteurs craignent quelle ne parte en spirale. La violence est telle quelle risque de conduire à la désintégration sociale.
Sans doute ne connaissons-nous pas (encore) de telles situations à Genève. Mais un des remèdes proposés par le thérapeute social C. Rojzman (cf. infra) doit être médité et peut-être appliqué à titre préventif. Selon lui, il est urgent de produire de l'intelligence collective dans le corps social. Il faut aider les gens à communiquer, mettre en place une information circulante. Mais lorsquon essaie de faire coopérer des êtres humains qui nont pas lhabitude de le faire, il faut dabord leur donner confiance en eux-mêmes.
Est-ce pacifier le monde que de détourner la violence en créant du lien social?
Les auteurs douvrages sur la violence à lécole ou sur la violence urbaine ne livrent pas exclusivement des analyses à distance et des constructions théoriques. Dune manière ou dune autre, leur approche se situe à un niveau intermédiaire, au carrefour de la théorie et de la pratique, soit parce quils :
- interviennent directement en milieu scolaire ou urbain ;
- interagissent avec des groupes «naturels» ou ad hoc en lien avec leur terrain et leur problématique de recherche ;
- interviennent indirectement à travers les outils, les programmes ou les méthodes quils diffusent.
Par exemple, le psychologue norvégien Dan Olweus est mondialement reconnu comme le spécialiste des problèmes de harcèlement et de victimisation entre élèves à lécole. Ses publications font autorité parce quelles offrent une méthode de prévention des problèmes dagression en milieu scolaire (F2 : bullying). Ce que propose en réalité Olweus, cest un programme dintervention complet avec des mesures envisagées aux trois niveaux : 1) de létablissement, 2) de la classe et 3) de lindividu. Autrement dit, il souhaite une mobilisation de tous les partenaires de lécole, la condition préalable à la mise en uvre du programme étant précisément linformation et lengagement :
«les adultes de létablissement et, dans une certaine mesure, ceux de la famille doivent être informés de lampleur du problème agresseur/victime dans «leur» établissement ; les adultes doivent décider de sengager, de manière sérieuse, à changer la situation».
Le programme «olweusien» est ainsi conçu quil fixe comme préalable à sa mise en route la mobilisation des partenaires et la fabrication/renforcement du lien social.
Par rapport à la violence ordinaire et au choc de civilités, le collège dexperts genevois est allé dans le même sens : une action appropriée suppose lobservation et lenregistrement des faits de violence (prise et partage dinformations), une réflexion et une analyse à leur sujet (coopération entre les divers partenaires), une intervention adaptée liant diagnostic et expérience pratique, enfin des bilans et une évaluation.
Lintelligence relationnelle est bien sûr associée à la figure du grand - celui qui crée du lien social et conjugue lépanouissement personnel et la confiance en soi dans la réalisation de ses projets en réseaux. Mais les projets en réseaux liés à une personne même «grande» ne servent pas nécessairement lintérêt général de tous les membres de la société globale, il sen faut de beaucoup!
V. Conclusion : un souci de cohérence
Revenons à la position du thérapeute social Rojzman qui - travaillant aux quatre coins de la France avec des groupes préalablement en situation de blocage et de violence destructrice - a pour objectif principal que ces groupes se déplacent de la violence au conflit. Il apprend ainsi aux participants à bouger, à exprimer leurs points de vue, à prendre position, à défendre leur cause, à communiquer, à négocier bref, il leur apprend le débat démocratique et parlementaire qui permet de gérer les conflits dintérêt en usant de largumentation et du langage.
Cest incontestablement de la bonne thérapie sociale, mais tout se passe comme si lapproche thérapeutique accréditait lidée que la violence est une fatalité, quelle est somme toute le produit «naturel» dune société malade. Dans cette logique, on gère la violence en aval, on remet de lhuile dans les rouages, sans que référence soit faite en amont aux inégalités et aux injustices sociales, sans que lanalyse porte sur les politiques (urbaine, médiologique, économique, scolaire, du logement, etc.) qui engendrent par leur existence même des inégalités, des injustices, de la vulnérabilité pour certains et de la désaffiliation pour dautres.
Et sil est vrai que la violence est omniprésente, depuis toujours et dans toutes les sociétés, alors la civilisation des murs appelle une gestion à la fois culturelle et politique des faits de violence. Un travail en groupe ou en réseau - par exemple dans un établissement scolaire - permet certes à chaque participant de sortir de sa peur individuelle, de créer de lintelligence collective et de sortir de limpuissance, mais cela ne suffira sans doute pas à gérer la violence dans et à lécole, sil ny a pas cohérence de conception et daction au niveau de tout le système denseignement.
La cohérence vaut ainsi pour tous les échelons de lindividuel au politique, en passant par le professionnel et linstitutionnel. À chaque niveau, on voudrait a) que le débat sur les grands enjeux politiques daujourdhui et de demain et b) que la gestion des conflits reprennent leur juste place, cest-à-dire la place qui leur revient au cur et au fondement de la société de droit. Le jeu ouvert et raisonné de la gestion des conflits entre partenaires vaut certainement mieux que le jeu caché des violences insidieuses et des dérives incontrôlables.
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