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Des jeunes dans la violence ordinaire

par Michel Vuille


Malgré la grande diversité de leurs situations sociales, les jeunes d’aujourd’hui sont globalement exposés à vivre dans des conditions qui sont moins favorables que celles de leurs parents.

Avant-propos : la violence : une construction sociale

Les émeutes urbaines de mai 98 à Genève ont suscité de multiples réactions, prises de position et interprétations, dans les médias et dans l’opinion publique. Les «débordements» dus aux jeunes et même très jeunes «casseurs» étaient pour une grande part incompréhensibles, ils apparaissaient comme la zone d’ombre, comme la part maudite des manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Suite à ces violences urbaines, le Conseil d’État genevois a donné mandat à un collège d’experts d’analyser a) le déroulement des manifestations de rue, b) la métamorphose de la violence au quotidien dans les rapports individuels et sociaux (1).

Dans l’une des recommandations qu’ils ont adressées à l’Exécutif cantonal, en février 1999, les experts ont clairement défini leur position en la matière :
«On abordera la violence comme une construction sociale, ce qui implique divers acteurs ou partenaires ; elle n’est pas réductible à une explication monocausale (c’est la faute aux jeunes!). La violence est donc toujours un processus complexe, cela implique une vision multidimensionnelle des faits de violence.»

Au cours de l’expertise, on a fait un premier grand constat : la gestion des faits de violence ne se situe pas sur le plan cantonal, ni même sur le plan communal, mais le plus souvent au niveau du quartier ou, plus précisément encore, de l’établissement scolaire ou d’autres lieux destinés aux jeunes. À Genève, un grand éventail de professionnels et de bénévoles œuvrent quotidiennement à comprendre, à prévenir et à traiter la violence ordinaire qui s’infiltre dans les relations sociales : des enseignants, des concierges, des inspecteurs, des parents, des îlotiers, des travailleurs du social, des infirmières de santé publique, des médecins, etc. - qu’ils agissent en milieu scolaire, péri - ou parascolaire, ou dans le quartier. Dès lors, on se rend compte que la gestion des faits de violence ordinaire s’opère dans six registres principaux : 1) le scolaire, 2) le social, 3) la santé, 4) la police, 5) le logement, 6) l’emploi.

Et la gestion globale de la violence dans et hors les murs comprend cinq types d’intervention : 1) la promotion de la qualité de vie pour tous, 2) la prévention de la violence, 3) la dissuasion d’agir ou de réagir par des moyens violents, 4) la répression des faits de violence, 5) la prise en charge des enfants et des jeunes réprimés pour des faits de violence (bourreaux et victimes).


I. Introduction : les «chocs» de civilités

La violence est un phénomène complexe et en évolution permanente, on ne dispose donc pas d’une théorie en bonne et due forme pour l’analyser. Cette raison essentielle a conduit les auteurs de Violence ordinaire à ne pas proposer de définition a priori des faits de violence en milieu scolaire ou dans la cité. Mais, pour donner un premier profil au sujet, on a puisé à deux grandes sources d’information : d’un côté, aux données et aux analyses produites par la communauté scientifique internationale ; d’un autre côté, aux données et aux indicateurs produits sur le plan local genevois par un grand nombre de «gens de terrain». Ce repérage a permis d’identifier sept facteurs principaux qui caractérisent selon nous les faits et les situations de violence recensés sur les plans communal, cantonal et international.

Tableau 1. Configuration de facteurs et de concepts
(F1 - F7), caractérisant les faits et les situations de violence identifiables en milieu scolaire et dans la cité

F1 : choc de civilités, conflit de civilités, incivilité, insécurité : civilisation ou brutalisation des mœurs, théorie de la vitre brisée («broken windows»), dégradation de l’environnement local, petite délinquance, culture des rues, désorganisation sociale.
F2 : bullying («brimade») : domination et soumission, raison du plus fort, «le loup et l’agneau», menace, provocation, action intentionnelle ou stratégique.
F3 : violence physique, crimes et délits : agression, agresseur et victime, viol, racket, rapport à la loi, code pénal et justice, répression policière, sentiment de justice ou d’injustice, révolte, rébellion, émeute, loi de la jungle, zone de non-droit.
F4 : déterminants sociaux et culturels de la violence : inégalité et exclusion sociales, précarité, vulnérabilité, désaffiliation, ségrégation, souffrance sociale (malaise, mal-être), anomie, galère, haine, immigration, indicateurs de précarité sociale (quartier, commune).
F5 : violence institutionnelle : différenciation culturelle en milieu scolaire, homogénéité/hétérogénéité des publics, sélection et échec scolaire, disqualification, relégation, indicateurs de précarité scolaire, déscolarisation, indiscipline, absentéisme.
F6 : gestion de la violence dans l’établissement scolaire : travail de prévention et de répression des faits de violence dans l’école et dans la communauté éducative (direction ou maîtrise principale, concierges, travailleurs sociaux, îlotiers, enseignants, parents), traitement des problèmes sociaux, projet d’établissement, équipe pédagogique, charte, contrat pédagogique, conseil de classe, conseil d’école, déviance tolérée.
F7 : rage de vivre et identité culturelle des jeunes : manifestation des cultures urbaines et des arts de rue (mouvements hip-hop et techno, génération glisse et culture «fun»), révolte, haine, individualisme, jeu symbolique avec la vie et la mort (conduites à risques et «destroy», sports de combat et affrontements entre gangs), affirmation de soi et passage aux limites, défi à l’autorité et à l’establishment.

Les faits de violence se sont métamorphosés au cours des trente dernières années, de manière subtile, en se déplaçant du secteur policier et judiciaire (F3 : violence physique, crimes et délits) au domaine de la sphère sociale et culturelle du «vivre-ensemble» (F1 : chocs de civilités). La violence ancienne n’a pas disparu, elle a même statistiquement tendance à augmenter faiblement en ce début de millénaire, mais elle cohabite désormais avec des formes de violence nouvelle.

En effet, il y a encore quelques années les chocs de civilités n’étaient guère introduits dans les débats sur la violence, on ne prenait véritablement en compte alors que la violence physique et les crimes et délits (2).
Or, les chocs de civilités sont désormais affichés comme l’expression dominante des faits de violence et comme le facteur explicatif numéro un de la montée du sentiment d’insécurité. Si les chocs de civilités renvoient à des faits de violence peu graves, ils ont des conséquences sociales importantes, car ils recouvrent une large gamme de faits allant de la simple grossièreté à la petite délinquance, de la saleté au vandalisme (3). Et surtout, ils sont la révélation d’un chaos possible, d’une perte de sens et de confiance en soi et dans les autres.

Les chocs de civilités n’appartiennent pas au registre des crimes et délits ou de la violence physique, mais ils apparaissent comme des menaces contre l’ordre établi, car ils transgressent certaines règles des codes élémentaires de la vie en société. Dans ce sens, Roché (1998) affirme avec bien d’autres spécialistes que «les incivilités renvoient à des faits peu graves mais qui ont des conséquences sociales importantes : elles remettent en cause l’idée de l’existence d’un monde commun, l’idée qu’il y a une vie collective possible, fondée sur l’échange, la communication, le respect mutuel. Or, à une époque marquée par la crise des institutions, cela a un effet dévastateur».

II. Déterminants sociaux de la violence

Dans Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (1995), Castel remonte en quelque sorte de la désafilliation (l’exclusion visible des «sans emploi, sans logement, sans famille, sans papiers, sans sécurité sociale», etc.) à une zone beaucoup plus large (mais moins visible) qu’il appelle zone de vulnérabilité ; cette zone intermédiaire allie précarité du travail et fragilité des supports de proximité. L’auteur précise :

«Tout se passe comme si nous redécouvrions avec angoisse une réalité que, habitués à la croissance économique, au quasi-plein-emploi, aux progrès de l’intégration et à la généralisation des protections sociales, nous croyions conjurée : l’existence, à nouveau, d’«inutiles au monde», de sujets et de groupes devenus surnuméraires face à l’aggiornamento en cours des compétences économiques et sociales».

Comme l’incivilité est quantitativement plus importante aujourd’hui que la violence physique, la zone de cohésion sociale nommée vulnérabilité par Castel est elle aussi plus importante que ne l’est la zone de désaffiliation. Nombre de jeunes en fin de scolarité obligatoire ou ayant quitté le cycle d’orientation ne se sentent-ils pas en situation de vulnérabilité alors qu’une faible proportion d’entre eux est en rupture et en voie de désaffiliation?


Socialisation d’attente et crise anthropologique

Dans son article «Les jeunes et l’exclusion», Olivier Galland signale que le rapport entre «jeunes» et «exclusion» est analytiquement difficile à définir car, en première approximation, la jeunesse est par essence un état de dépendance. Il propose alors d’adopter une perspective longitudinale : dans quelle mesure la dépendance juvénile, phase «normale» du cycle de vie se prolonge-t-elle ou s’amplifie-t-elle de manière «anormale»? Selon lui, les jeunes peuvent être classés en trois catégories :

1. ceux qui sont déjà proches de la sphère professionnelle ;
2. ceux qui connaissent une forme de socialisation d’attente (groupe intermédiaire sans doute le plus spécifique de la période récente) ;
3. les «cas sociaux» (4).

Nombre d’auteurs insistent également sur le fait que la crise que nous vivons est anthropologique, c’est-à dire qu’elle est à la fois crise de civilisation et crise de l’individu (crise du sujet). La crise du sujet est contextualisée: «l’insécurité ambiante», «la peur des lendemains incertains», «le sens de l’avenir s’est inversé, il est perçu comme le temps de l’aléa», «les institutions où l’emploi est garanti oscillent entre la crainte et la culpabilité», «la scène politique n’offre plus ni points de repère pour la compréhension des problèmes, ni perspectives pour l’action» et «l’effritement des corps intermédiaires».

Quartiers d’exil

«Les quartiers d’exil n’ont pas le monopole du mal de vivre de la jeunesse, mais ils cristallisent plus qu’ailleurs l’exclusion, le chômage, la délinquance et connaissent en ce sens un effet de grossissement et de radicalité des problèmes. Leur dérégulation sociale est contemporaine de la précarisation des emplois, d’une aggravation ou d’une pérennisation de la misère ou de criantes inégalités sociales, d’une montée du racisme et de l’intolérance pour une partie grandissante de la population.

Pour nombre de jeunes habitant les quartiers difficiles, la famille n’est plus une instance de socialisation. Souvent, chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine, la langue des parents n’est plus vraiment la leur, les pères notamment ont souvent perdu toute autorité car disqualifié socialement» (5).

La socialisation s’effectue davantage dans la rue au contact des pairs dans un climat d’affrontement réel ou symbolique. Les violences urbaines, la haine diffuse mûrissent dans ces quartiers de relégation où vit sans perspective une population stigmatisée.

Jeunes «en rupture de liens» à Genève

Les ruptures importantes surviennent après la fin de la scolarité obligatoire (fin du cycle d’orientation), elles se produisent dans un ou dans plusieurs registres : les relations avec la famille [un bon nombre de ces jeunes ne vivent plus au sein de leur famille], le logement [squats, déménagements permanents, «on dort chez des amis», «on dort dans la rue ou dans les allées des immeubles»], le travail et l’emploi [rupture de formation, abonné aux petits jobs, «je vais avoir un travail», «je vais commencer un apprentissage», «À l’école on m’a déjà dit que je suis nulle et que je n’ai pas même les capacités de faire un apprentissage de coiffeuse»].

En règle générale, les plus jeunes vivent d’abord une «marginalité ludique», ce qui veut dire qu’au jour le jour, ils se jouent à plusieurs les 400 coups dans la cité. Puis, après un ou deux ans, ils en ont marre de zoner et ils prennent conscience que ce jeu les fait glisser dans une galère qu’ils n’ont pas choisie, qu’il les conduit à une réelle précarité. Ils s’inquiètent alors du lendemain et demandent de l’aide pour esquisser un nouveau parcours de vie.

Qu’il s’agisse de marginalité ludique ou de marginalité subie, quelques traits sont communs à ces deux catégories de jeunes, mais avec un sens autre et un degré de gravité différent pour les uns et les autres. Ils vivent réellement hors les murs ; ils sont très souvent en bande, mais malgré cela, ils expriment un sentiment de solitude ; la consommation de haschich est généralisée ; ces jeunes sont réticents face à toute contrainte administrative ; on relève qu’ils n’ont pas d’adultes à qui parler (hors des fameux horaires de bureau, contre lesquels ils ont la haine) ; ceux qui sont en survie pratiquent la manche, le «deal» (ressource importante), le racket, ou le vol.

Ces jeunes en rupture piétinent sur place. Ils sont en panne plus ou moins grave et prolongée. Captifs de leur situation, certains tournent en rond comme dans un cercle vicieux ou un entonnoir, d’autres sont carrément dans un trou noir au fond de leur galère. C’est dire d’une part qu’ils ne s’en sortiront pas seuls, c’est dire aussi qu’avant qu’ils puissent tisser de nouveaux liens avec leur environnement, on doit d’abord les aider à mettre fin à leur captivité, les hisser hors de leur trou en leur faisant la courte échelle et en les assurant pour qu’ils ne retombent pas.

On peut affirmer que les jeunes en rupture ne sont pas mobiles : ils s’épuisent en réalité dans une mobilité fermée. Et c’est précisément la tâche qu’assument les éducateurs de rue et les travailleurs sociaux hors murs que de remettre ces jeunes en mouvement et dans le mouvement de la société.


Chômage des jeunes

Les douze dernières années ont été marquées, en Suisse et particulièrement à Genève, par de profonds bouleversements sur le plan du chômage. Phénomène d’ampleur réduite jusqu’au début des années 90, le chômage s’est mué depuis en problème de masse.

1985
1990
1995
1997
Chômeurs inscrits
2 089
2 507
14 279
16 095
dont jeunes de moins de 25 ans
190
238
1 939
2 022
Proportion de chômeurs de moins de 25 ans
9.1%
9.5%
13.6%
12.6%

Source : Office cantonal de la statistique


Par rapport à la situation de 1985, le nombre total de chômeurs inscrits (6) en 1997 est presque huit fois plus grand, mais chez les moins de 25 ans c’est par un facteur dix que ce nombre a été multiplié durant la même période. Parmi les chômeurs, la proportion de jeunes de moins de 25 ans a augmenté de 3.5 points.

Bien qu’ils ne comptabilisent que les personnes inscrites au chômage à l’exception, entre autres, de celles qui ont épuisé leurs droits ou des demandeurs d’emploi qui ne sont pas inscrits au chômage, ces chiffres soulignent l’importance du phénomène chez les jeunes. Ce constat est encore renforcé si l’on prend en considération les proportions de chômeurs au sein des classes d’âges 15-19 ans et 20-24 ans.


1985
1990
1995
1997
Taux de chômage moyen
1.2%
1.2%
6.9%
7.8%
Taux de chômage chez les 15-19 ans
0.07%
0.3%
2.4%
3.2%
Taux de chômage chez les 20-24 ans
0.6%
1.1%
9.0%
8.5%

Source : Office cantonal de la statistique


Ce tableau atteste que le chômage des jeunes était résiduel avant la crise, mais que depuis le milieu des années 90 il affecte plus fortement les jeunes âgés de 20 à 24 ans que la moyenne de la population (7). Ce sont donc ceux qui viennent souvent de terminer leur formation initiale qui rencontrent des difficultés particulières pour entrer dans la vie active. Les jeunes sont confrontés à de grandes difficultés pour valoriser leurs connaissances et compétences. Leur insertion professionnelle est de plus en plus problématique et tardive (nécessité de multiplier les stages, les petits boulots, les emplois sans rapport avec la formation). Évidemment, les difficultés sont accrues pour les jeunes sans qualification, dont on ne sait que peu de choses, si ce n’est qu’ils sont plus d’un millier à Genève à n’avoir achevé aucune formation post-obligatoire et à être pour la plupart sans emploi régulier (8).

L’insertion professionnelle devenant progressive, le statut de dépendance, caractéristique de la jeunesse, tend à se prolonger et les risques de précarisation sociale sont aggravés (9). D’ailleurs, contrairement à une idée reçue, en Suisse c’est chez les jeunes et non pas chez les personnes âgées que les taux de pauvreté selon la classe d’âge sont les plus élevés. Et lorsqu’ils disposent de revenus, les jeunes se situent surtout dans les basses classes salariales du fait qu’ils sont en phase d’insertion professionnelle (10).

III. Identités culturelles des jeunes et fureur de vivre

La mutation profonde de nos sociétés signifie qu’elles dépassent les cadres assez autoritaires et fermés de l’ancienne société militaro-industrielle (subir sa vie, obéir) pour entrer dans les espaces relativement légers et ouverts de la nouvelle société de réseaux (choisir sa vie, inventer) (11).

Société industrielle


Névrose

Pathologie de la faute

Discipline, obéissance, formes d’étayage sur autrui

Report généralisé sur les institutions

Idée de finitude, de destin

Vieille culpabilité bourgeoise,
lutte pour s’affranchir des pères (Œdipe)

Subir sa vie

Société de réseaux


Dépression

Pathologie de l’insuffisance

Décision, initiative personnelle, formes d’étayage sur soi

Indépendance à l’égard des contraintes sociales

Idée que tout est possible

La peur de ne pas être à la hauteur, le vide,
l’impuissance (Narcisse)

Choisir sa vie

La montée du thème de l’individu est, pour Ehrenberg (1995), l’expression d’un processus historique qui a institué, pour le meilleur et pour le pire, la responsabilité à l’intérieur de nos corps. Ehrenberg saisit la compétition au niveau du culte de la performance et pendant une période donnée. La mythologie entrepreneuriale des années 80 concerne beaucoup de monde : battants, gagneurs, leaders, conquérants, dans le sport, l’aventure, dans les nouvelles technologies et les virtualités des agences postmodernes. Mais, Ehrenberg révèle aussi que «l’entreprise» se déplace au niveau de la personne, chaque individu devenant entrepreneur de sa propre vie. Et à l’aube des années 90, la rhétorique laisse entendre que le premier venu peut sombrer dans la déchéance : le SDF (Sans-Domicile-Fixe) prend la place du chef d’entreprise dans l’imaginaire social.

Entre deux libéralismes

La tension que cet «entre-deux» peut provoquer au niveau de la personne est clairement montrée par Dubet dans Les Lycéens (1991). Car ces jeunes privilégiés vivent comme un drame le double espace contradictoire où ils affrontent la compétition et la coopération :

- le libéralisme du marché ou la rude compétition «économique» au niveau des apprentissages scolaires et professionnels,
- le libéralisme culturel pour lequel la réalisation de soi et la construction d’une autonomie personnelle sont les seules expériences méritant réellement d’être vécues (12).

À titre d’hypothèse, on peut avancer a) que ce «libéralisme contradictoire» sous-tend toutes les manifestations culturelles dont on va parler plus loin, b) que les cultures juvéniles actuelles s’inscrivent dans un espace multidimensionnel dont les principaux vecteurs sont : l’individualisation, la précarisation (13), la compétition, la médiatisation et la récupération.

Jeunes en désarroi et conduites à risques

Beaucoup de jeunes ressentent un profond désarroi et un sentiment d’absence de futur de la société actuelle auquel ils opposent, par exemple à travers la dynamique du mouvement hip-hop, une culture de crise. L’absence de valeurs, de principes éthiques clairs sont perçus comme un vide moral. Ce dernier renforce la souffrance qui découle des effets destructeurs de l’individualisme moderne. «Le système glisse, mène, sonne ton requiem (...). Ma vie perd son sens, mon goût, mon souffle est épuisé. Tout s’efface, qu’est-ce qui se passe, où sont mes traces» clame La Cliqua dans sa chanson Requiem inspirée par le film La haine. Sandra Bévillard décrit bien ces souffrances diffuses liées à la peur de l’exclusion : «L’âge est aux Macjobs, au latex (ou la découverte de l’amour au temps du sida) et à la mise à distance du monde politique. Ma génération est celle du «No Future» que lançaient les Sex Pistols, en 1977. Elle qualifie son avenir, non sans un certain humour «d’Assedic Park». Elle souhaite d’autres perspectives que celle de l’immédiat, elle revendique le droit de planifier son avenir. Mais, au fur et à mesure que l’appui des institutions se dérobe, arrive une angoisse diffuse et présente. De l’amour infecté au chômage fatal, comment défier son anxiété face à un avenir qui n’assure rien?» (14). Alors la violence peut apparaître comme une forme de réaction face à l’incompréhension et à l’insolence de ceux qui n’ont jamais vécu ces situations.

Les conduites à risques se multiplient dans la jeunesse et prennent une grande diversité de formes (tentatives de suicide, toxicomanies, défis à l’autorité, pratiques extrêmes dans le domaine sportif, etc.). Elles sont une tentative de s’affirmer, de donner une signification à une existence personnelle mise en défaut par la société. Si ce mal de vivre est largement ressenti au sein de la jeunesse, il prend une forme forcément plus aiguë chez les jeunes qui vivent dans un contexte où se cristallisent les facteurs d’exclusion : ces quartiers d’exil et ces cités où s’enracinent le chômage et les emplois précaires, la misère et les inégalités sociales criantes, le racisme et l’intolérance, les dérégulations sociales et la délinquance, la disqualification sociale des familles et le transfert des responsabilités éducatives aux institutions. Si la jeunesse des banlieues françaises manifeste depuis 1981 sa rébellion par la violence, c’est, selon David Le Breton, parce qu’elle constitue une ressource politique pour ceux qui ne disposent de rien d’autre. C’est non seulement «une réplique au rejet social, au racisme ordinaire, à la déscolarisation, une réponse sans ambiguïté à l’exclusion», mais aussi une pratique qui peut être vécue sur le mode jubilatoire.

Individualisation et cultures jeunes

L’individualisation, c’est-à-dire l’effritement des références sociales, rend problématique l’identification des multiples cultures jeunes actuelles (15). Pour éviter de se perdre dans le labyrinthe des modes et des anti-modes, des créateurs et des récupérateurs, des reflets et des miroirs aux alouettes, on a choisi d’inscrire ici la plupart des faits culturels juvéniles dans deux configurations majeures (16) : la culture fun liée à l’individualisation et le mouvement hip-hop en lien avec la précarisation.

Génération glisse et culture «fun» (plaisir)

Les jeunes glissent sur tous les terrains naturels : la terre, la mer, l’air, le sable et la neige et -pourquoi pas?- sur le bitume des villes. La danse avec les éléments, c’est la révolution du sport des années fun qui atteint l’Europe dès les début des années 80. Selon l’expression de Loret, extraite de Génération glisse (1995), le fun, c’est le totem des sports de glisse. Et les glisseurs optent pour la légèreté, la joie de vivre et l’aventure personnelle dans un rapport nouveau au corps et à la nature : s’éclater, se dépasser, frôler l’extrême… vitesse, prendre des risques aux limites du possible et de l’impossible, pour créer de nouvelles sensations et éprouver des émotions brutes, en glissant hors-balises et hors-normes. Adopter le fun, c’est d’abord refuser les règles et disciplines du sport olympique : pas d’entraîneur, pas d’arbitre, pas de pression chrono, pas de médaille.

Dans les années 60, les surfers-vagabonds des plages brésiliennes sont de véritables marginaux. Ils pratiquent la glisse pour manifester leur contre-culture fun et underground. Les choses ont bien évolué en trente ans, notamment depuis que les mega-commerces vendent le matos de la glisse et diffusent les mag fun du genre Snow Surf, Freestyle, Vertical, Seventh sky, Wind surfing. Le look underground d’origine a bel et bien cédé la place au vêtement «funwear» façonné et diffusé par les grandes marques, même si on cultive toujours une esthétique marginale, celle des héros qui se grisent du plaisir icarien de voler : rêve, fantasme – avec le support de posters qui donnent le vertige : le jumper pris en contre-plongée et en flagrant délire d’apesanteur face au ciel ou à l’écume de la vague!

La culture fun est complexe, elle se présente comme une morale du plaisir, une stratégie marketing, un look, un vocabulaire, une musique (hardcore, rock punk, sound system and lights), une esthétique (empruntée au pop art) et un ensemble d’attitudes. Or, si la culture fun a été massivement récupérée par le système (17), il reste certainement sur toute la planète et dans toutes les villes des jeunes irréductibles qui pratiquent la glisse comme une culture underground.

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Génération banlieue et mouvement hip-hop

Le mouvement hip-hop est né dans les années 70, à New York. Expression de toute une partie de la jeunesse noire et portoricaine, il a dès son origine partie liée avec la Zulu Nation fondée par Afrika Bambaataa, leader d’un des gangs les plus violents du Bronx. Converti à la non-violence, Afrika propose une solution de remplacement cool à la guerre des gangs : Stop the Violence! …contre les bagarres sanglantes et meurtrières aux armes à feu ou aux armes blanches, contre la drogue, contre le racisme, contre la déprime dans un arrière-monde de banlieues oubliées. Les affrontements se feront désormais sur un plan symbolique - et non plus physique - à travers la musique (le rap ou la fureur de dire), la danse (break dance) et les graffitis (tags et grafs).
Dès le milieu des années 80, le hip-hop déferle sur l’Europe ; en France, il est porté par les Zulu Kings et Queens, par les smurfers et les graffitistes. Il fleurit à Paris et à Marseille, mais surtout dans la banlieue lyonnaise. Culture urbaine offensive et provocatrice (18), le hip-hop s’enracine dans des mondes en marge de la ville, il exprime le blues ou la galère des jeunes captifs des banlieues défavorisées : le cri des cités, le bruit et la fureur, la haine, la rage.

L’art des rues français possède une base dynamique et puissante, c’est-à-dire pour le rap et le break une multitude de «posses», d’associations et de petits labels marginaux, inconnus du grand public (19). Si les réseaux des rues sont souples, ils sont aussi éphémères et fragiles parce que les artistes qui les animent ont précisément choisi de rester hardcore (le plus extrême, le plus dur, le moins commercial) et de surfer dans l’underground. Pour approcher cet art des rues qui reste en grande partie caché, on peut sans hésiter lire l’ouvrage très fun du linguiste Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches! Dictionnaire du français contemporain des cités (Paris, Maisonneuve et Larose, 1997). Puisant le «dire des maux» à de multiples sources linguistiques – parmi lesquelles divers argots et le verlan -, le parler des banlieues manifeste la culture interethnique et mélangée des milieux immigrés et populaires (20).

IV. Société de droit et zones de non droit

Dans La Galère (1987), Dubet pointe cette importante rupture entre hier et aujourd’hui : la fin des banlieues rouges, c’est l’épuisement du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux. En conséquence, pour les jeunes «du dehors» (de la rue, de la cité sensible), toute référence au mouvement ouvrier ou à d’autres mouvements sociaux intégrateurs a disparu.

Ainsi, à une vie sociale intégrée et conflictuelle, opposant et unissant dominants et dominés, ouvriers et patrons, ont succédé la rupture et une vie sociale brisée par la barrière séparant ceux du dehors et ceux du dedans. La population «reléguée» n’est plus exploitée ou dominée. Elle est ignorée et abandonnée. Elle a souvent perdu son utilité sociale et elle est méprisée. Elle est hors de la société et réduite à une série de problèmes sociaux (21).

Les nouvelles conduites marginales des jeunes sont analysées par Dubet à travers une configuration de concepts-clés parmi lesquels on trouve l’exclusion, l’anomie, la désorganisation et la rage. La galère est en effet traversée de brusques explosions de rage, de violences destructrices, qui n’ont rien à voir avec la revendication d’un mouvement social : ce sont des émeutes!

Les nouvelles conduites marginales des jeunes qui zonent dans la galère sont certes une spécificité des quartiers difficiles, mais les banlieues n’en possèdent pas le monopole, on peut sans doute généraliser la thèse en montrant que les précarisés ou les désaffiliés adultes «galèrent» eux aussi dans leur vie quotidienne en étant confrontés à l’anomie, à la désorganisation et à la menace d’être exclus (Paugam).

Le nouvel esprit du capitalisme dans un monde de réseaux

Qu’au cours des 30 dernières années, «l’entreprise» se soit déplacée au niveau de la personne constitue déjà en soi une mutation profonde. À cela, il faut cependant ajouter que le «new management» inscrit désormais le travail dans des réseaux au sein desquels se placent et se déplacent de multiples projets. Boltanski et Chiapello (1999), voient ainsi se développer le nouvel esprit du capitalisme dans un monde qu’ils appellent connexionniste.

Les années 90 valorisent ceux qui savent travailler en projet, que ce soit en tant que leader ou en tant que simple contributeur. Les personnes de valeur sont, dans cette optique, celles qui réussissent à travailler avec des gens très différents, qui se montrent ouvertes et flexibles quand il s’agit de changer de projet et qui parviennent à s’adapter en permanence à de nouvelles circonstances.

Ce qui importe, c’est de développer de l’activité, c’est-à-dire de n’être jamais à court de projet, à court d’idée, d’avoir toujours quelque chose en vue, en préparation, avec d’autres personnes que la volonté de faire quelque chose conduit à rencontrer.

C’est précisément parce que le projet est une forme transitoire qu’il est ajusté à un monde en réseau : la succession des projets en multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens, a pour effet d’étendre les réseaux.

La société de réseaux et le nouvel esprit du capitalisme associent de nouvelles valeurs à la logique de compétence :
- le «grand» agit par excès, il conjugue l’épanouissement personnel et la confiance en soi avec l’anti-autoritarisme, l’autonomie, la mobilité, la réciprocité, l’initiative, l’apprentissage permanent, la responsabilité, l’audace, la flexibilité, l’ouverture au monde entier, les qualités relationnelles et communicationnelles, la création du lien social, etc.
- le «petit» agit par défaut, il cumule les manques : il ne sait pas communiquer, il est fermé, il a des idées arrêtées, il est autoritaire et intolérant, il est renfrogné et incapable de compromis, il est rigide, il s’attache à un seul projet, il est immobile, il s’enracine dans le local, il est un «tue-réseau» absolu, il ne crée pas de lien social, etc.

On notera que le «grand» et le «petit» ne correspondent pas à des portraits réels, mais l’opposition et la polarisation permettent de mieux cerner les valeurs dominantes attachées aujourd’hui aux catégories de gens jugés «compétents» (tendance à être «dans le coup» et intégrés aux canons de la société de réseaux) et aux catégories de gens jugés «incompétents» (tendance à rester hors du coup et fixés aux valeurs de l’ancienne société).

Un rapport démocratique à la loi et aux règles du «vivre-ensemble» pour prévenir la multiplication de zones de non droit

Dans une période où un nombre assez élevé de familles et de jeunes sont dans des situations de vulnérabilité, et proches parfois de la désaffiliation sociale, il paraît évidemment important de définir et d’appliquer des mesures d’inclusion, d’insertion et d’intégration des populations précarisées. Mais il ne suffit pas d’inclure pour inclure (par exemple dans des groupes de pairs très fusionnels), encore faut-il que l’inclusion se fasse dans un espace ouvert, en tenant compte des droits et des devoirs de chacun. Car, entrer et vivre dans un monde où domine la loi du silence ou la loi du plus fort, ne correspond nullement à une vraie intégration, en réalité il s’agit d’une intégration dans une zone de non droit – zone qui équivaut à une captivité ou à un emprisonnement.

Analysant le développement de la violence dans les banlieues françaises, nombre d’auteurs craignent qu’elle ne parte en spirale. La violence est telle qu’elle risque de conduire à la désintégration sociale.
Sans doute ne connaissons-nous pas (encore) de telles situations à Genève. Mais un des remèdes proposés par le thérapeute social C. Rojzman (cf. infra) doit être médité et peut-être appliqué à titre préventif. Selon lui, il est urgent de produire de l'intelligence collective dans le corps social. Il faut aider les gens à communiquer, mettre en place une information circulante. Mais lorsqu’on essaie de faire coopérer des êtres humains qui n’ont pas l’habitude de le faire, il faut d’abord leur donner confiance en eux-mêmes.

Est-ce pacifier le monde que de détourner la violence en créant du lien social?

Les auteurs d’ouvrages sur la violence à l’école ou sur la violence urbaine ne livrent pas exclusivement des analyses à distance et des constructions théoriques. D’une manière ou d’une autre, leur approche se situe à un niveau intermédiaire, au carrefour de la théorie et de la pratique, soit parce qu’ils :

- interviennent directement en milieu scolaire ou urbain ;
- interagissent avec des groupes «naturels» ou ad hoc en lien avec leur terrain et leur problématique de recherche ;
- interviennent indirectement à travers les outils, les programmes ou les méthodes qu’ils diffusent.

Par exemple, le psychologue norvégien Dan Olweus est mondialement reconnu comme le spécialiste des problèmes de harcèlement et de victimisation entre élèves à l’école. Ses publications font autorité parce qu’elles offrent une méthode de prévention des problèmes d’agression en milieu scolaire (F2 : bullying). Ce que propose en réalité Olweus, c’est un programme d’intervention complet avec des mesures envisagées aux trois niveaux : 1) de l’établissement, 2) de la classe et 3) de l’individu. Autrement dit, il souhaite une mobilisation de tous les partenaires de l’école, la condition préalable à la mise en œuvre du programme étant précisément l’information et l’engagement :
«les adultes de l’établissement et, dans une certaine mesure, ceux de la famille doivent être informés de l’ampleur du problème agresseur/victime dans «leur» établissement ; les adultes doivent décider de s’engager, de manière sérieuse, à changer la situation».

Le programme «olweusien» est ainsi conçu qu’il fixe comme préalable à sa mise en route la mobilisation des partenaires et la fabrication/renforcement du lien social.

Par rapport à la violence ordinaire et au choc de civilités, le collège d’experts genevois est allé dans le même sens : une action appropriée suppose l’observation et l’enregistrement des faits de violence (prise et partage d’informations), une réflexion et une analyse à leur sujet (coopération entre les divers partenaires), une intervention adaptée liant diagnostic et expérience pratique, enfin des bilans et une évaluation.

L’intelligence relationnelle est bien sûr associée à la figure du grand - celui qui crée du lien social et conjugue l’épanouissement personnel et la confiance en soi dans la réalisation de ses projets en réseaux. Mais les projets en réseaux liés à une personne même «grande» ne servent pas nécessairement l’intérêt général de tous les membres de la société globale, il s’en faut de beaucoup!

V. Conclusion : un souci de cohérence

Revenons à la position du thérapeute social Rojzman qui - travaillant aux quatre coins de la France avec des groupes préalablement en situation de blocage et de violence destructrice - a pour objectif principal que ces groupes se déplacent de la violence au conflit. Il apprend ainsi aux participants à bouger, à exprimer leurs points de vue, à prendre position, à défendre leur cause, à communiquer, à négocier – bref, il leur apprend le débat démocratique et parlementaire qui permet de gérer les conflits d’intérêt en usant de l’argumentation et du langage.
C’est incontestablement de la bonne thérapie sociale, mais tout se passe comme si l’approche thérapeutique accréditait l’idée que la violence est une fatalité, qu’elle est somme toute le produit «naturel» d’une société malade. Dans cette logique, on gère la violence en aval, on remet de l’huile dans les rouages, sans que référence soit faite en amont aux inégalités et aux injustices sociales, sans que l’analyse porte sur les politiques (urbaine, médiologique, économique, scolaire, du logement, etc.) qui engendrent par leur existence même des inégalités, des injustices, de la vulnérabilité pour certains et de la désaffiliation pour d’autres.

Et s’il est vrai que la violence est omniprésente, depuis toujours et dans toutes les sociétés, alors la civilisation des mœurs appelle une gestion à la fois culturelle et politique des faits de violence. Un travail en groupe ou en réseau - par exemple dans un établissement scolaire - permet certes à chaque participant de sortir de sa peur individuelle, de créer de l’intelligence collective et de sortir de l’impuissance, mais cela ne suffira sans doute pas à gérer la violence dans et à l’école, s’il n’y a pas cohérence de conception et d’action au niveau de tout le système d’enseignement.

La cohérence vaut ainsi pour tous les échelons de l’individuel au politique, en passant par le professionnel et l’institutionnel. À chaque niveau, on voudrait a) que le débat sur les grands enjeux politiques d’aujourd’hui et de demain et b) que la gestion des conflits reprennent leur juste place, c’est-à-dire la place qui leur revient au cœur et au fondement de la société de droit. Le jeu ouvert et raisonné de la gestion des conflits entre partenaires vaut certainement mieux que le jeu caché des violences insidieuses et des dérives incontrôlables.

 

 
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