Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
par Verdiana Grossi
«Les nations comme les individus sont susceptibles déducation» -Frédéric Passy (1er lauréat avec Henry Dunant du Prix Nobel de la paix, 1901). |
Comment faire en sorte que la culture de la paix entre dans lécole et sinstitutionnalise afin de devenir une réalité?
Le thème de la XVIIe Session denseignement des droits de lhomme, qui sest déroulée à Céligny du 11 au 17 juillet 1999 était : «Éducation à la paix : utopies et réalités». Il soulève une série de réflexions qui nous amènent à examiner dans quelle mesure une culture de la paix est à la fois une utopie et une réalité.
I. La culture de la paix
Contrairement aux droits de lhomme dont les contours sont plus précis, la culture de la paix et léducation qui en découle ont des contours beaucoup plus flous. Ils touchent indirectement à ce que les États-Nations considèrent, encore aujourdhui, comme étant de leur ressort : la culture.
En 1914 déjà, le Hongrois, Ferenc Kemény (1860-1944), prétend que les fondements dune éducation à la paix ne peuvent exister quà travers «un internationalisme culturel»1. Par son appartenance à lEmpire austro-hongrois, Kemény conçoit léducation internationale comme un travail culturel. Il estime quune méconnaissance des cultures peut conduire à des conflits :«Lorganisme, la structure dune nation ne se composent pas seulement de la langue et de la religion, des rapports politiques et géographiques, mais surtout de la culture. Or, (...) chaque culture nationale est, dans son ensemble et dans ses origines, une culture internationale, en tant quelle reflète les cultures étrangères se trouvant à la base de la culture nationale. Cette vérité, cette loi de composition, sapplique aux peuples aussi bien quaux cultures.»2
À ses yeux, les courants national et international doivent concourir à créer un centre mondial de léducation. Grand connaisseur de lhistoire de la pédagogie, ne sest-il pas penché sur tous les projets et réalisations qui ont convergé, dune façon ou de lautre, à «léducation internationale»? Parmi ceux-ci, Kemény cite lexemple du roi dEspagne, Charles IV, et de son Ministre Manuel Godoy qui invitèrent les ambassadeurs et les ministres à transmettre les règlements et traités déducation de leur pays respectifs3. La France, le Danemark et la Suisse offrent de riches matériels pédagogiques. Ceux qui sinspiraient de la méthode Pestalozzi semblent les plus dignes dintérêt : la décision est prise de créer un Établissement dessai ou Institut Pestalozzien, une école normale et une école militaire. LEspagne a, à ce moment-là, un gouvernement libéral et le «Prince de la paix» se prête à expérimenter toute idée nouvelle. Il fait venir de Tarragone et même de Suisse, des pédagogues pour diriger lenseignement daprès un plan établi. Un Mémoire relate cette expérience et insiste sur divers aspects de léducation, notamment celle des femmes! Lintuition, cest-à-dire la représentation des objets par lâme, est essentielle dans la façon dont lenseignement est abordé. Léducation doit être centrée sur lunité psychique et physique de lêtre. Le but ultime est «le point de ralliement commun à tous les hommes, à tous les devoirs, à toutes les vertus, lequel doit être le but de toute bonne éducation, et on ne le trouvera nulle part, si ce nest dans la patrie...»4
Cette idée de patrie demeurera le centre de la pensée pédagogique en matière de paix. Cependant, les pacifistes et les pédagogues intéressés par le sujet vont se heurter à la contradiction entre «les patries», «les cultures nationales» et la «culture internationale». Ces trois entités doivent contribuer à donner une forme «spirituelle» et non matérielle à léducation de lhumanité, ou, comme Kémeny la définit, à «léducation à la citoyenneté mondiale» (Weltbürgerliche Erziehung)5. Il sagit de faire de léducation à la paix une éducation avant tout internationale. Selon Kemény il y a un honneur pacifique tout aussi grand que lhonneur civil et militaire. À la veille de la guerre, il exhorte les pacifistes à lunion : «Croyez-moi : sans la conquête de lâme vous naurez ni paix intérieure, ni paix internationale.»6
Relevons que linterprétation très «ouverte» que Kemény donne de la culture est répandue parmi les intellectuels de lest de lEurope. Zamenhof, linventeur de lespéranto, démontre, dans le même sens de Kemény quil pourrait y avoir parmi les hommes une «égalité des esprits», au-delà des frontières, seulement si ceux-ci, sont instruits par une «haute civilisation» :
«Changez les conditions de vie du groupe et alors, demain le groupe A prendra le caractère du groupe B et ce groupe B le caractère du groupe A. Non, certainement ; ce ne sont donc pas les différences des esprits dues à la nature qui créent les races et la haine entre les races...»7
II.Culture nationale ou/et culture internationale?
Kémény ne sétait-il pas fait partisan, et ceci depuis 1901, de la création dune Académie mondiale qui aurait pour but de réunir «tous les mouvements culturels» ayant trait aux sciences, lettres, arts de tous les peuples? Il mentionne aussi un centre mondial pour léducation et linstruction8. Cette idée aboutira à la fondation, en 1909, dun Bureau international de documentation éducative à Ostende, dirigé par Edouard Peeters jusquen 1914, qui est la première institution déducation comparée9.
Il pose ainsi les fondements de la mondialisation de la vie intellectuelle, idée qui inspire aussi les juristes belges Paul Otlet et Henri La Fontaine, qui créeront, en 1910 à Bruxelles, «lOffice central de lUnion des Association internationales» dans le but «dassumer la coordination en vue de réunir en un système général tous les systèmes particuliers dunification et dunités.»10 Cette Union prévoit un Congrès mondial dans lequel sont représentées toutes les Associations en vue de coordonner les relations inter-scientifiques. À Bruxelles est établi un centre international qui englobe un musée international (16 salles, 3000 objets et tableaux), une bibliothèque collective (75'000 volumes) et un répertoire bibiographique universel (11 millions de notices classés par matières et par auteurs)11.
Lobjectif ultime de cette organisation est, selon, Otlet :«dunir le monde civilisé tout entier dans une action commune en vue de réaliser certains buts dintérêt universel, dépassant les forces dun seul pays, de donner à lHumanité les organes dont elle a besoin pour agir avec la puissance accrue dune collectivité plus nombreuse, de placer lactivité humaine dans les conditions optima pour quelle se développe dans toute son ampleur. Lorganisation internationale est liée au progrès de lHumanité et de la civilisation. À côtés des civilisations nationales, superposées à elles, doit exister une civilisation mondiale basée sur ce quil y a de commun dans les civilisations nationales et réalisant lesprit de polycivilisations»12.
Cest par une meilleure coopération et gestion des forces intellectuelles du monde que lhumanité deviendrait davantage solidaire dans le maintien de la paix.
III. Fondements de léducation à la paix
Léducation à la paix est en quelque sorte une science encyclopédique qui traverse les disciplines pour atteindre un même objectif : donner à lhomme la possibilité de recueillir, de comparer, de sélectionner et de comprendre les phénomènes ayant trait aussi bien aux sciences humaines quaux sciences pures. La science et la technologie effacent les espaces pour faire émerger les éléments dinterdépendance qui relient les États, et pour les faire converger vers un nouvel ordre de paix. Lécole devra intégrer ces nouvelles données.
Après les Conférences de la paix de La Haye en 1899 et 1907, les pacifistes, qui sestiment les éducateurs de lhumanité, nont quun seul souci : comment faire pour que leur travail soit reconnu et surtout mis en uvre par les écoles?
Vers quels domaines léducation à la paix sacheminerait-elle? Vers lutopie et lidéal, vers les bons sentiments et laffectif, domaines du ressort du pacifiste? Ou, au contraire, vers une réalité fondée sur les aspects juridiques, linternationalisme, la politique et léconomie? Afin de pallier les critiques, les pacifistes nhésitent pas à proposer que soient créés dans tous les pays des centres pour lenseignement, «centres dans lesquels - propose en 1913 le délégué allemand de la commission déducation du Bureau international de la paix, M. Wagner - on fera entrer les meilleurs pédagogues et les gens compétents connaissant les meilleurs moyens de propagande. Avant tout, il nous faut gagner les professeurs et la presse pédagogique.»13
Il apparaît que léducation pacifiste est trop importante et quelle doit devenir une «véritable discipline» enseignée non seulement dans les écoles secondaires, mais aussi dans les universités, en particulier, dans les facultés de droit.
Réactualisation du concept «culture de la paix»
Ce qui continue de troubler les esprits, cest le terme de «culture de la paix», un terme fumeux, que les gens entendent depuis quelques années maintenant. Car la culture de la paix est un thème en marge des cursus scolaires officiels. Il sagit donc dun thème encombrant dont on reconnaît limportance mais dont, hélas, il est difficile dappliquer les contenus. Ainsi un grand effort a été entrepris par lUNESCO en vue dexpliquer et déclairer ce concept14.
La «culture de la paix» a fait son apparition lors du lancement officiel du programme de lUNESCO en février 1994. Ce programme vise avant tout le rejet de la culture de la guerre, et la culture de la paix y est ainsi définie : «Une culture de la paix est un processus caractérisé par le développement social non-violent lié à la justice, aux droits de l'homme, à la démocratie et au développement ; elle ne peut s'édifier que par la participation des individus à tous les niveaux.»15
Cette définition associe la notion de culture de la paix à un processus de développement dun état social non-violent, fondé sur la justice, les droits de lhomme, la démocratie et le développement. Le terme de «développement» vient en quelque sorte relayer le terme plus ancien de «progrès». Ceci donne lieu à une ambiguïté puisque le développement peut être synonyme de progrès mais également de divulgation. Comment peut-on diffuser une culture de la paix, encore naissante, dans des environnements où la violence règne sous toutes ses formes et dans lesquels le mot de culture, comme épanouissement de lhomme dans sa dimension spirituelle et éthique, est dépourvu de sens? Est-ce dire, que la culture de la paix est un «luxe» que ne peuvent se permettre que les pays qui remplissent les conditions dun développement social harmonieux où la justice est respectée? Et encore, nexiste-t-il pas aussi un phénomène de violence sous-jacente dans toutes les sociétés industrialisées?
Certes, la justice est lune des conditions indispensables afin que la culture de la paix et des droits de lhomme puisse simplanter. Ce qui laisse sous-entendre que la problématique de léducation à la paix dépasse la paix elle-même pour aborder lanalyse des causes endogènes qui empêchent les sociétés de vivre en paix.
De lutopie à la réalité : lÉcole instrument de paix
La Déclaration universelle des droits de lhomme du 10 décembre 1948 a indirectement contribué à relancer le débat sur une des composantes essentielles de la paix : le respect des droits de lhomme.
Historiquement, lentre-deux-guerres na fait que reprendre les initiatives ébauchées avant la Première Guerre mondiale. Plus la guerre approchait plus les démarches en faveur de «léducation pacifiste» se multipliaient. Et, paradoxalement, les plus grands efforts en matière de paix se sont faits à la veille de 1914, comme pour conjurer léclatement du conflit. Ces efforts sont repris, et la plupart des idées échafaudées avant la guerre connaissent un nouvel essor16. En effet, une large place est accordée dans les milieux éducatifs internationaux à «la paix par lécole» : mais ils rencontrent des difficultés vu que léducation est du ressort national, et en conséquence, chaque culture particulière doit faire lobjet dune protection particulière17. Après 1945, cest davantage vers les droits de lhomme que se tourne lintérêt des institutions. Donc, les droits de lhomme ont réactualisé lenseignement de la paix et ceci surtout grâce à la création de lUNESCO dont le premier directeur général, Julian Huxley, se fait le fervent partisan de luniversalisme scientifique. À ses yeux, le progrès nest pas un mythe. La doctrine scientifique du progrès est un moyen de développement des aspects spirituels et intellectuels de la vie de lhomme, aussi bien quun garant de sa vie matérielle18.
Ici repose le fondement de la nouvelle philosophie de léducation. LUNESCO va-t-elle combler les lacunes de la Société des Nations qui navait même pas osé favoriser le développement de la culture «de peur de froisser les États nations jaloux de leurs prérogatives dans un domaine traditionnellement lié à la formation de la conscience nationale»19?
LUNESCO ainsi que de nombreuses ONG engagées en matière déducation nont cessé de sinterroger sur les moyens dintroduire les droits de lhomme et la paix dans lenseignement20. Dans le cadre de quelles disciplines un tel enseignement devrait-il être accueilli? Avec quels matériels pédagogiques? À quel niveau : local, régional, national, européen ou universel? Et les enseignants? Comment vont-ils être formés?
Lors de la première session internationale denseignement des droits de lhomme, à Strasbourg, en juillet 1983, nous nétions que 17 participants et cet enseignement nétait quà ses débuts. Sous linstigation de Jacques Mühlethaler, Président de lÉcole Instrument de paix, je me souviens y avoir présenté un montage audiovisuel qui introduisait, en 45 minutes, les droits de lhomme. Les mots de la fin de ce montage, que javais empruntés au médecin et statisticien français, Louis Villermé, étaient les suivants : «Une utopie daujourdhui est une réalité de demain».
Depuis, lutopie de lenseignement des droits de lhomme a pris forme. Inlassablement, des hommes et des femmes, juristes, enseignants ou activistes nont cessé de travailler en faveur de la paix. Jacques Mühlethaler (1918-1994) est un de ces esprits pour lesquels, même les idées les plus folles prennent forme, parce quaussitôt ils sattellent à les mettre en pratique avec cet enthousiasme qui les caractérise. Cet éditeur, franco-suisse, homme daffaires, a voué sa vie et sa fortune à lenseignement de la paix et des droits de lhomme à lécole. En 1957, il parcourt diverses ambassades suisses : Ankara, Le Caire, Rome, Paris, Londres, Dublin. Il veut faire de lécole «linstrument de la Paix, une forme dinstitution appartenant plus à lhumanité quau pays, qui devrait se trouver aidée dans la tâche par le civisme universel...»21
Mühlethaler voit la paix comme un problème danticipation qui doit aboutir à une transformation de la forme administrative du monde... elle doit obtenir «lapprobation et le soutien de tous les hommes de bonne volonté, indépendamment de leur confession, de leurs doctrines, de la couleur de leurs cheveux ou de leur peau...»22 Lécole, il la conçoit comme «mobile et dynamique». Grâce à elle le monde sest ouvert à lalphabétisation, puis au développement. Cest vers la solidarité quil faut maintenant lacheminer. En 1962, il suggère au Conseiller fédéral suisse Fritz Wahlen, de proposer à lAssemblée générale de lUNESCO, ladoption dune Convention universelle déducation civique. Cette proposition au contenu humaniste et universel doit servir de base à chaque manuel dinstruction civique nationale et se réfère aux concepts de : responsabilité, tolérance, respect des règles de devoir et discipline, liberté de pensée et dexpression, etc.23
Après sept ans defforts, Mühlethaler parvient, en 1966, à mettre en place son «ordre mondial de la paix». Pendant ses démarches, il a découvert que lUNESCO ne peut accepter que les propositions émanant des gouvernements. La Croix-Rouge quant à elle, le traite d«utopiste» et le Bureau international de léducation, dirigé par Jean Piaget, repousse ses propositions de créer une Association mondiale École instrument de paix24. Finalement cest au Palais de lAthénée de Genève, le 19 septembre 1967, que cette organisation voit le jour. Vingt ans plus tard, en 1987, après de nombreux obstacles, il parvient à fonder le Centre international de formation à lenseignement des droits de lhomme et de la paix (CIFEDHOP)25.
Si nous suivons lhistorique des faits, certaines utopies comme celle de Mühlethaler, sont seulement redécouvertes, «modernisées», actualisées en fonction du présent, un présent sans cesse «ajourné», «modifié» par les inventions techniques et les événements.
Et les droits de lhomme?
Beaucoup de chemin a été parcouru depuis. Les mentalités se sont habituées au terme. Les concepts de «droits», de «principes fondamentaux inhérents à la personne humaine» sont maintenant des notions juridiques, peut-être plus faciles à être acceptées au niveau social et institutionnel, sans pour autant être respectées par bon nombre dÉtats. Quant à la culture, elle est beaucoup plus difficile à définir puisquelle prend davantage en compte le développement moral et éthique des peuples.
Lenseignement des droits de lhomme a certes fait son chemin. Pourtant, comme la souligné Monique Prindezis, directrice du CIFEDHOP, le bilan, cinquante ans après ladoption de la Déclaration universelle des droits de lhomme, nest pas des plus réjouissants : «(...) une éducation aux droits de lhomme ne se fait pas. Dun point de vue politique, les États ne mettent pas en uvre les formations nécessaires aux enseignants pour quils soient formés à cette éducation et afin quils orientent leur politique éducative dans le sens du respect des droits de lhomme. On peut dire, quà part quelques pays qui les introduisent dans leurs cours scolaires dans des disciplines distinctes telle que léducation à la citoyenneté, peu dÉtats les ont intégrés dans leurs programmes scolaires et dans la formation du corps enseignant. Il faut le savoir. Donc, cest toujours aux ONGs, quincombe la tâche de développer des matériaux didactiques et de sensibiliser les enseignants et lopinion publique à limportance dune éducation aux droits de lhomme.»26
Cest un constat pessimiste, puisque, malgré tout, cest bien grâce aux progrès de lenseignement aux droits de lhomme que léducation à la paix fait son chemin.
De la violence à la non-violence
Lhomme violent a marqué le XXe en forgeant un modèle centré sur lautorité. Et en ce sens, Hitler, Staline, Mussolini comptent parmi ses protagonistes. Le grave problème qua rencontré léducation à la paix et aux droits de lhomme est justement lenvironnement social et politique centré sur lobéissance et lautorité.
La transgression fait aussi partie du monde scolaire. En temps de guerre, tout est permis. Et le respect du droit est superflu. En temps de paix, lordre règne. Ordre et désordre viennent se superposer dans cette quête de la paix dont léquilibre est fragile. Sans cesse lutopie peut basculer et devenir, par sa définition détat non-existant, état de désordre qui anéantit létat de paix recherché.
Mais ce même siècle est également marqué par la non-violence dont limpact paraît comme un legs durable fait à lhumanité. À ces hommes violents, soppose lhomme non-violent : Gandhi, Martin Luther King, Dalaï Lama et beaucoup dautres viennent au secours de la paix et de la non-violence. La non-violence est lune des composantes avec lesquelles les recherches en matière déducation à la paix doivent compter. Pas de paix sans la suppression de la violence.
La violence a toujours fait partie du monde de lécole, surtout sous forme de punitions corporelles mais également dagressions verbales.
Léducation à la violence implique lassassinat, le meurtre, le mobbing, le viol, caractéristiques qui se retrouvent dans un État en guerre. Cette éducation fait ressortir toute lagressivité de lhomme et la haine nécessaires pour combattre et mener une guerre. Éduquer à la paix, cest, par contre, faire ressortir les meilleures qualités du sujet pour lui proposer dapprendre, comme le préconisait Aristote le «métier de lhomme». Ce métier étant centré sur les valeurs de justice, de tolérance et de respect de lautre27.
La définition de «culture de la paix» de 1994 nest pas encore associée à la non-violence, mais laisse déjà pressentir un acheminement certain comme le prouve la promotion, en 1997, dune campagne lancée par une vingtaine de Prix Nobel de la paix afin que la décennie 2000-2010 soit déclarée «décennie pour la culture de la paix et de la non-violence»28. Un temps somme toute, où lenfant devenu homme se réconcilie avec soi-même et avec son environnement en luttant contre les racines de la violence et de lagressivité quil porte en lui? Une nouvelle page de lhistoire est en train de sécrire.
LAssemblée générale des Nations Unies en déclarant, le 3 mars 1997, lAnnée 2000 «Année internationale de la culture de la paix» (A/RES/51/101) et en conférant la tâche den assurer la coordination à lUNESCO, a fait preuve à la fois dutopie mais aussi de réalisme. Le fait de prolonger le travail sur une décade, par sa résolution du 19 novembre 1998, en proclamant la période 2000-2010, «La décennie internationale de la promotion dune culture de la non-violence et de la paix» au profit des enfants du monde est un acte de courage et le signe précurseur dun travail entrepris sur les mentalités collectives. La paix pour devenir vraiment universelle doit se préparer dans chaque esprit.
Historiquement, les précurseurs de léducation à la paix, mis à part les Quakers, ont longtemps hésité à introduire la non-violence comme un élément constitutif de leur programmes déducation. Ils évoluent dans un environnement dans lequel la non-violence représente une menace pour la défense nationale de la plupart des États qui, nhésitent pas à punir les objecteurs de conscience et, de ce fait, à les exclure du corps enseignant.
La violence, est un phénomène social qui a fait irruption dans les écoles avec davantage de force que dans le passé. Ce qui veut dire que, tant que lécole reposait sur un mode de fonctionnement autoritaire, le recours à la violence servait à réprimer la violence. Lécole était le reflet de la culture de guerre. Au moment où la démocratie sinstalle, le débat surgit au sein de lécole. Aujourdhui, tout le monde sait que la violence à lécole existe et quil faut en parler. Comme la souligné Bernard Charlot : «... la question des violences scolaires, plus que dautres, bouscule des représentations sociales qui ont valeur fondatrice : celle de la société elle-même (pacifiée en régime démocratique...).»29
Les élèves sont davantage consultés, ce qui permet de mettre en pratique les institutions démocratiques qui régissent la société. À ce titre, les expériences sont nombreuses, comme celle de linstitution en 1975 du «Délégué Flash» qui se veut un outil dintégration des élèves dans lécole. Pourtant, vingt ans dexpérience font dire à Pierre Jourdan, spécialiste de la vie scolaire depuis 1971 : «Lorsque les lycéens sont «dans la rue», il peut arriver que le réseau de leurs représentants, prévu dès 1969 et largement étoffé depuis, nait pas fonctionné correctement ou soit encore insuffisant.»30
Les institutions scolaires ne sont-elles en train daccomplir un grand pas? Celui qui ancre la culture de la paix, des droits de lhomme, et de la démocratie dans les murs scolaires? Lécole est en voie de devenir un lieu dapprentissage propice au travail de groupe, à la confrontation didées, de débats, à lentraide réciproque, à lécoute, au respect et, surtout, à une meilleure connaissance des racines culturelles de «lautre». Seulement en respectant ces préceptes, il est possible de sacheminer vers une «culture de la paix».
Lécole na jamais été à labri de la violence. Désormais, en instituant une année consacrée à la culture de la paix et de la non-violence, lattention est portée sur ce phénomène. Léducation à la non-violence est reconnue officiellement comme lune des voies les plus prometteuses pour parvenir au règlement des problèmes des sociétés secouées par la violence31. Il est de plus en plus souhaitable que les enseignants soient formés aux techniques de la médiation et de gestion des conflits32.
Dans les prochaines années, la recherche pédagogique devrait se porter de plus en plus sur ce domaine. LAfrique du Sud constitue un laboratoire puisque des nouvelles institutions pour la promotion de léducation à la paix surgissent. Ce sont les nouveaux hôpitaux où sont soignées les blessures de lhistoire provoquées par la haine, la discrimination, la violence et la vengeance33.
IV. De lutopie de la paix à la culture de la paix
Lune des caractéristiques principales des utopies est quelles traversent les siècles en reprenant des thèmes déjà chers à Platon, Socrate, Saint Augustin, Tommaso Campanella, Thomas More, Aldous Huxley, George Orwell. Des traités philosophiques à la science fiction, tous ces écrits ont en commun un monde non-existant qui se présente sous la forme dun lieu : de la République de Platon, à La Cité de Dieu de Saint-Augustin en passant par toute une série de représentations de pays imaginaires comme le pays de Cocagne, les îles paradisiaques, ou encore le rêve de mondes meilleurs.
Lutopie de la paix en tant que valeur universelle est souvent associée à dautres concepts, en particulier, à ceux de liberté, de démocratie et de solidarité, véhiculés par les premières figures emblématiques qui prônent ce type de paix : Victor Hugo et Giuseppe Garibaldi.
Victor Hugo contribue à rendre le mouvement pacifiste populaire. Cest grâce à lui que lappellation dÉtats-Unis dEurope, une autre utopie pacifiste, est répandue et que létiquette de «doux rêveurs et dutopistes» est bravée. En 1849, il inaugure le Congrès de la paix de Paris en «humble et obscur ouvrier» et dit quil fait partie de ces «doux rêveurs» qui ouvrent brusquement la porte rayonnante dun avenir délivré des fléaux des guerres. Ces idées choquent puisquelles font paraître «limpossible et lidéal»34. Pourtant, les idées pacifistes sont dans lair et cest toujours lors du Congrès de la paix de Paris quapparaît la résolution de déraciner les préjugés politiques et les haines héréditaires par une meilleure éducation de la jeunesse se fondant sur des méthodes pratiques35.
Giuseppe Garibaldi, quant à lui, apporte une contribution à la fraternité entre les peuples. Lors du Congrès de Genève de la Ligue de la paix et de la liberté, en 1867, il tient les propos suivants : «Toutes les nations sont surs. La guerre entre elles est impossible...»36
En affirmant que la fraternité et lamitié entre nations rendraient la guerre impossible, Garibaldi redonne espoir aux peuples dEurope et le modèle des États-Unis dEurope représente, pendant plusieurs décennies, le modèle dun système idéal vers lequel le continent doit sacheminer. Nouvel ordre politique, centré sur la démocratie, mais également nouvel ordre juridique qui va permettre à tous les peuples daccéder à leurs droits37.
Les Nations deviennent les composantes à partir desquelles le nouvel ordre de la paix régnera. La morale universelle devrait appliquer aux relations internationales les mêmes principes de justice et dhumanité, appliqués dans les relations privées38.
Les États-Unis dEurope nont certes pas vu le jour sous la forme prévue par Hugo et Garibaldi. Néanmoins, après 1945, lEurope na cessé de tendre vers une organisation plus politique de sa communauté économique initiale. Quant au recours des États à larbitrage international celui-ci a trouvé dans la création de la Cour internationale darbitrage, qui a succédé aux Conférences de La Haye, un lieu où désormais est consacrée la primauté du droit sur la guerre.
Laspect social de la paix marque la rupture entre utopies politiques et utopies économiques ; entre ceux qui prétendent que pour parvenir à la paix il faut la révolution et la guerre, et ceux qui, au contraire, condamnent la guerre sous toutes ses formes. Ces derniers sont beaucoup plus rares. Le recours à la guerre semble être le seul moyen envisagé pour que les peuples deviennent libres. Cette fracture se retrouve également au sein des socialistes et des anarchistes qui prônent un changement radical de société.
Ainsi la paix oscille entre une état violent et non-violent. La violence est justifiée en tant quoutil qui libère lhomme de son joug et le rend libre. Une fois libéré, lhomme pourra se consacrer «à la fondation dun ordre nouveau» et poser les fondements dun modèle quil a imaginé et quil essaye de mettre en pratique.
Limaginaire et le collectif se préparent et se travaillent. Imaginer une décade entièrement consacrée à la paix, cest faire preuve à la fois de réalisme et de prophétie. Lhomme a besoin de shabituer aux nouvelles idées. Il a besoin de figures emblématiques qui représentent un concept, celui de la paix. Pour faire vivre ces idées, léducation à la paix doit puiser dans le réservoir des lauréats du Prix Nobel et dans le réservoir institutionnel39.
Quoi de plus controversé lorsque, par exemple, en 1998, Microsoft sempare de personnages charismatiques parmi lesquels Gandhi pour en faire des égéries de ses icônes tapageuses? Salman Rushdie na pas manqué de dénoncer ce phénomène : «Gandhi est devenu un concept flottant... une partie du stock de symboles culturels disponibles, une image quon peut emprunter, utiliser, détourner, réinventer dans toutes sortes de buts, et peu importent lhistoricité et la vérité.»40
Microsoft serait-il devenu le porte-parole de la non-violence pour représenter lère de la mondialisation? Et Gandhi, un personnage qui a refusé la modernité, un symbole pour représenter lère de la mondialisation?
V. En guise de conclusion
Hélas, on ne peut donner de sens quà un enseignement qui sinscrit dans la pratique. Enseigner des concepts tels que les droits de lhomme et la culture de la paix, cest démontrer les liens entre théorie et pratique, entre textes juridiques, chartes, ou déclarations et la réalité, proche ou lointaine. Cest également nouer des liens entre présent et passé, entre inconnu et connu, entre rêve et réalité en voie de réalisation. Cest également créer des moyens dagir, dobserver, de comprendre et, surtout, délargir à travers une meilleure connaissance de lautre, son horizon culturel et humain.
Ayant pour but suprême lamélioration de lhomme dans le sens large du terme, léducation à la paix a dû sans cesse lutter, et ceci depuis ses débuts, contre les mentalités environnantes. Celles-ci étaient et sont encore, dans la plupart des cas, des mentalités belliqueuses, centrées sur la compétitivité, le gain et la concurrence.
Finalement, cette éducation est le produit de lutopie, mais elle est transformée en quelque chose qui devrait permettre aux États de mieux y adhérer. Alors quel est le côté par lequel il convient daborder léducation à la paix? Par la création de matériels pédagogiques? Par des réformes? Par des manuels dhistoire ou par leur révision? Ou encore par la mondialisation et la création dinstitutions supérieures qui «codifieraient, coordonneraient et organiseraient» léducation en la comparant, en la classant, en lélaborant, comme lont proposé Otlet et La Fontaine?
Toutes ses tendances reflètent les hésitations mais surtout le cheminement dun travail qui a procédé dabord en éveillant lintérêt parmi le public des instituteurs. Allaient-ils sintéresser tous soudainement à la paix? Ou, au contraire, fallait-il les sensibiliser? Revoir les manuels chauvins qui véhiculaient une idéologie nationale qui mettait en jeu «lennemi», le «boche» et «lautre»? Ou, fallait-il travailler davantage sur lenfant et lhomme, leur psychologie, leurs instincts dagressivité41? À tout cela vont sajouter les problèmes dune époque, dune société marquée par deux guerres mondiales : lémergence du nucléaire, la décolonisation, les problèmes denvironnement, de pauvreté? Ainsi chaque cause a ses leaders. Chaque utopie cherche à se réaliser à travers quelques figures emblématiques qui vont montrer lexemple même à lécole.
La dialectique de lutopie de la paix est confrontée dans sa mise en uvre, aux diverses composantes de celle-ci. Certaines de ces composantes peuvent se réaliser, dautres ne se réaliseront jamais. Les utopies perdraient-elles, dès quelles se réalisent leur caractère dynamisant? Est-ce dire que les utopies sont des représentations sans lesquelles un projet ne se réalisera pas? Et du moment quil se réalise, perd-il le côté utopique qui a été à sa source?
Et comme le disait Lucian Boia, historien des mythes et de limaginaire, en se référant à lEurope, le grand problème est ladaptation du tandem identité et altérité. LEurope ne peut donc pas se faire contre les identités nationales. Quoi quil en soit, une chose semble certaine pour Boia : «lEurope se fera aussi dans limaginaire ou ne se fera pas.»42 Nous sommes tentés de dire que «la culture de la paix se fera aussi dans limaginaire ou ne se fera pas».
Nous voici au cur de cette année 2000, vouée entièrement à la «culture de la paix» et aussi au cur de la décennie 2000-2010, Décennie internationale pour la promotion dune culture de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde. Aura-t-il fallu attendre un nouveau millénaire pour tenter de mettre en pratique dans les relations culturelles des peuples les mots de non-violence et de paix? Les nations seraient-elle enfin prêtes à séduquer réciproquement, comme le laissait entendre Frédéric Passy?
La paix est souterraine. Cest une décision intérieure, mais aussi collective que prendront les hommes qui auront décidé de ne pas tolérer la violence dans toutes ses formes. Éduquer à la paix, cest ne pas abandonner lespoir «délever lhomme». Et comme la écrit lécrivain norvégien Bjoernstjerne Bjoernson au début du siècle : «La force nest pas dans la victoire. Le plus fort est celui qui fait un pacte avec lavenir». Voilà une façon de croire encore dans le bien-fondé des utopies!
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