Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix


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L´apprentissage du «vivre-ensemble»

par Françoise Lorcerie

 

I. Le rôle de l´école

Apprendre à «vivre ensemble», c´est apprendre à entrer dans des pratiques de coopération avec autrui, et à développer des sentiments de sympathie à son égard, - tout autrui avec qui nous partageons notre présent. C´est aussi apprendre à s´engager à ses côtés.

L´école, certes, n´est pas la seule institution à devoir transmettre ces apprentissages. Mais, dans nos sociétés modernes, il est vrai qu´elle a en propre le mandat de les assurer. Car l´école est tenue pour la matrice de la société civile et politique, elle est chargée d´assurer à la fois la continuité de la société et son renouveau.


II. Quelles voies possibles d´intervention?

Comment un enseignant peut-il amener ses élèves à ces apprentissages? Les participants et les participantes à cette session internationale sont si divers, ils appartiennent à des systèmes éducatifs si différenciés, et sont situés dans des contextes politiques et sociaux si contrastés, qu´il est impossible de répondre à ces questions avec la précision souhaitable. À défaut, nous essaierons au moins de cerner des principes et des voies d´action.

Pour restreindre l´éventail des situations à prendre en compte, nous adopterons une hypothèse générale qui nous paraît correspondre à la dynamique de cette session. Nous supposerons que nous nous adressons à un maître juste, c´est-à-dire animé par les principes de justice et souscrivant aux normes qui sont stipulées par les grandes déclarations internationales des droits de l´homme, mais qui exerce son métier dans un établissement scolaire où tout le monde n´est pas forcément animé par ces principes et qui, enfin, vit dans une société qui n´est pas forcément démocratique. Comment garder le cap dans ces conditions difficiles?


III. Trois manières de voir

On peut envisager la question de l´apprentissage du «vivre ensemble» de trois points de vue. Décrivons-les rapidement, avant de commenter leurs intérêts et leurs limites.

3.1 Une perspective «gradualiste»

On peut considérer que l´apprentissage du «vivre-ensemble» se fait à l´école pour plus tard, quand l´élève devenu grand entrera dans la vie adulte et devra se conduire en être autonome et responsable, acteur de sa société.

Autrement dit, l´élève est considéré dans cette perspective comme «pas encore» autonome, «pas encore» responsable de ses actes. C´est un adulte en devenir. Il le deviendra progressivement, en parcourant les degrés de l´éducation fondamentale. Toutes les matières d´enseignement concourent à cette formation progressive. Certaines plus que d´autres:

    - l´instruction civique, qui donne une connaissance des institutions, ainsi que des instruments nationaux et internationaux de défense des droits de l´homme;

    - la littérature, qui peint des situations subjectives plus ou moins éloignées et permet de réfléchir à d´autres modèles d´humanité;

    - l´histoire, dont le sociologue français Emile Durkheim disait qu´elle était une école de formation morale et politique, en raison de la diversité et de la complexité des situations qu´elle évoque, - situations où l´on voit tou-jours les déterminismes se combiner avec la liberté.


C´est là une représentation classique de la formation scolaire. Elle insiste sur l´enrichissement des connaissances et l´éducation du caractère par des exemples ou par l´analyse.

En ce qui concerne la relation pédagogique, elle n´est pas pensée comme problématique. On attend de l´élève qu´il adopte la conduite qui convient: concentration volontaire, docilité à l´égard des règles fixées par l´école et spécifiées par l´enseignant.

3.2 Une perspective «non-gradualiste»

Cette perspective ne nie pas que l´élève ne soit pas encore un adulte: il ne l´est pas juridiquement, quoique certains grands élèves puissent l´être. Mais elle considère qu´à son niveau, l´élève est une personne - un acteur de l´école et un agent moral (capable de juger du bien et du mal). Non seulement cet élève est titulaire de droits (même un nourris-son l´est), mais il peut assumer des responsabilités. Et, ajoute cette perspective, il est bon que l´éducation scolaire sollicite cette capacité, car ce faisant, elle aide l´élève à la développer. Un élève qui a des connaissances sur les systèmes politiques et le vivre-ensemble n´aura pas forcément développé de dispositions à les mettre en ßuvre. Or, c´est crucial au bout du compte.

Une perspective «non-gradualiste» se préoccupera donc d´exercer au présent les attitudes et façons d´être ensemble qui sont à la base du «vivre-ensemble». Quelles sont-elles? Ce sont, par définition, toutes celles qui soutiennent la coopération.

Une société, dit le philosophe américain John Rawls (et il s´inscrit là dans une longue tradition de philosophie politique), est "un système de coopération sociale équitable entre des personnes libres et égales". Cette définition repose sur une intuition fondamentale qui associe égalité et expérience de la réciprocité, liberté et «faire-avec». Toutes proportions gardées, une classe, une école, peuvent être pensées en ces termes. Plus aisément, même, qu´une société étendue!

Parmi les habiletés et compétences à développer, notons: celles qui consistent à défendre son point de vue par la parole en des termes courtois, à argumenter une demande ou une plainte; l´empathie et la capacité à se placer du point de vue de l´autre; l´art de trouver des compromis acceptables et bons du point de vue de leurs effets; la capacité à s´engager dans une responsabilité et à rendre compte de ce qu´on en a fait; la capacité à faire des propositions pour résoudre un problème qui se pose dans la classe ou dans l´école; la capacité à s´interposer dans un conflit, etc. La liste des habiletés et compétences utiles au «vivre-ensemble» est infinie.

Les dispositifs (c´est-à-dire les agencements de règles) qui permettent d´exercer ces habiletés et ces compétences directement à l´occasion d´activités scolaires, sont très nombreux également. Ils dépendent de l´ampleur que l´enseignant peut ou veut donner au travail de ces objectifs dans sa pédagogie. Citons par exemple:

    - des dispositifs qui veulent tirer parti de la coopération entre élèves et des conflits de points de vue pour favoriser les apprentissages cognitifs: ce sont les travaux en équipe avec une distribution plus ou moins contrainte des rôles, ou ce que les Américains ont nommé récemment «cooperative learning»;

    - l´aménagement de temps spéciaux (une heure hebdomadaire, par exemple) pour résoudre des dilemmes qui se posent aux élèves. Par définition, des dilemmes n´ont pas de solution évidente, ils opposent des points de vue dont chacun est bien fondé. Il est intéressant d´amener les élèves à en débattre, à pondérer leurs positions initales, à reformuler celles des autres, etc.;

    - le traitement coopératif des conflits, par le concours d´élèves médiateurs, désignés avec l´assentiment de tous et formés spécialement pour s´interposer dans les bagarres; ou par l´institution d´une sorte de réunion de classe («conseil coopératif») où les problèmes de discipline et de violence sont évoqués, et les sanctions décidées. Ce type de conseil peut se tenir aussi à l´échelle d´un établissement. Il présente l´avantage d´éviter aux enseignants d´être toujours juges et parties dans les conflits scolaires;

    - le traitement coopératif des projets de classe, grâce à une distribution des responsabilités parmi les élèves, avec des réunions de régulation.

Une expérience démocratique fondamentale est celle par laquelle un groupe d´élèves s´entend sur les règles qu´il va appliquer pour régir sa vie collective dans la classe, ou à l´école. Bien évidemment, tout n´est pas négociable. Il est clair que la loi nationale, pour ne parler que d´elle, s´impose à tous, il serait irresponsable pour un ensei-gnant de laisser des élèves «décider» coopérativement de règles de vie qui la violeraient. Mais, pour des élèves, décider ensemble des règles de vie, dans des limites et selon des modalités dont l´enseignant est le garant, c´est faire l´expérience fondatrice de la liberté réciproque,
- c´est-à-dire d´une liberté qui oblige également chacun vis-à-vis d´autrui.

Beaucoup a été écrit sur les techniques qui peuvent mettre en ßuvre ces idées. Certains systèmes éducatifs les promeuvent officiellement. Plus souvent, elles sont tolérées, à mesure même de leur efficacité dans des situations difficiles. Pour des propositions pratiques pour intégrer et prolonger dans une pédagogie cohérente l´ensemble des pro-positions du type de celles que nous venons d´évoquer, le mieux est de s´inscrire dans un réseau d´entr´aide. On peut aussi se reporter aux publications de l´École moderne, association transnationale (Europe du Sud, Europe de l´Est, Afrique) de pédagogues qui poursuivent dans la voie ouverte par le pédagogue Célestin Freinet.

3.3 Une perspective socio-politique

Cette troisième perspective concerne l´association des familles et autres partenaires, par exemple les associations, à l´école.

En effet, l´école n´est pas seulement une matrice pour le vivre-ensemble entre adultes de demain (première pers-pective) et un espace de vivre-ensemble au présent entre élèves et enseignants (deuxième perspective), elle est aussi, au présent encore, un espace de transactions entre enseignants et parents ou autres partenaires de l´école, et plus largement avec l´environnement social. Les parents ont ou non l´occasion de rencontres informelles avec les enseignants, ils viennent ou ne viennent pas à des invitations, à des convocations, ils peuvent ou non discuter des décisions concernant la scolarité de leurs enfants, ils peuvent ou non faire des suggestions pour soutenir l´école, ils sont ou non partie prenante des décisions que prend l´école, etc.

Les situations à cet égard sont contrastées selon les systèmes institutionnels et les lieux. Néanmoins, en toute logique, la considération que les écoles accordent aux parents n´est pas indépendante de celle qu´elles accordent à leurs élèves, et réciproquement. De plus, ces facteurs psycho-sociaux semblent associés aux résultats scolaires, bien qu´il soit impossible cependant d´établir une relation causale.

Ainsi, des études extensives menées au cours des années quatre-vingt dans les écoles de Londres-centre établissent un lien entre l´efficacité dans les apprentissages, l´organisation, le climat scolaire interne et les relations avec les parents. Il n´y a pas d´école qui aurait une bonne efficacité dans un environnement difficile, en stigmatisant cet environnement. Les écoles à recrutement populaire qui s´avèrent les plus «efficaces» sont aussi des écoles qui ont un bon climat et entretiennent de bonnes relations avec les parents. En revanche, une ouverture aux parents ne suffit pas à garantir l´efficacité. Enfin, on connaît beaucoup de cas où les indicateurs d´efficacité, de climat interne et de relations communautaires sont semblablement dégradés.

La notion de «communauté éducative», qui est légale en France par exemple, exprime l´idée d´une solidarité orga-nique des «partenaires» de l´école, au premier rang des-quels les parents, avec les enseignants et autres personnels de l´école, autour de l´élève. Toutefois, cette notion est res-tée largement théorique. Les rapports entre parents et enseignants demeurent empreints de paternalisme et les droits de parole des parents dans l´école française sont sévèrement limités.

Il semblerait que l´on puisse généraliser: le mode d´association des parents à l´école oscille nécessairement entre communauté éducative et paternalisme (ou hostilité). La relation paternaliste va souvent de pair avec la première conception évoquée ci-dessus, celle de l´apprentissage «pour plus tard», via la fermeture de l´école au milieu. Quant à la relation égalitaire finalisée qu´appelle l´idée de communauté éducative, elle implique une reconnaissance de la dignité et de la capacité des personnes, même si celles-ci sont socialement démunies. Cette visée s´accorde avec l´attribution de ces mêmes traits aux élèves, - comme dans la deuxième conception évoquée plus haut.


IV. Intérêts et limites des approches «gradualistes» et «non-gradualistes» dans des contextes de différenciation socio-ethnique

Chacune des deux perspectives énoncées offre des avan-tages et des inconvénients pour l´accueil des élèves dans des contextes de différenciation socio-ethnique.

4.1 La perspective «gradualiste»

Selon cette perspective, rappelons-le, l´élève n´est considéré comme titulaire de droits - typiquement - qu´en tant que destinataire d´un enseignement, et il a les obligations corrélatives; il n´est pas considéré comme ayant une existence et des capacités sociales, et des droits et obligations à cet égard. Ces enjeux sont repoussés à plus tard, ou ailleurs. Dans l´espace scolaire, les questions d´appartenance socio-ethnique ne sont généralement pas au programme et l´on fait comme si les conflits qu´elles peuvent induire dans la société étaient suspendus. L´enseignement se focalise sur des contenus énumérés, et ne prend pas en compte ordinairement les dispositions morales et sociales qui servent de base au «vivre-ensemble».


Cette fiction normative a des inconvénients manifestes et graves

D´abord, on manque une ressource de l´éducation. Les conflits de points de vue, les discussions qu´engendrent les divergences, sont une ressource précieuse pour ouvrir les esprits, éclairer le jugement, accéder à l´esprit critique et au raisonnement personnel, traits qui sont généralement considérés comme les ressorts de la raison «raisonnable» des adultes. Ils sont d´autant plus cruciaux lorsque la société est le siège de clivages graves, qui laissent les élèves en proie à des préjugés et stéréotypes contradic-toires du monde ambiant.

De plus, on manque un problème. L´enseignement dispensé selon cette perspective ignore ce que les sociologues anglais de l´éducation ont appelé, dans les années soixante- dix, le «curriculum caché», c´est-à-dire tous les apprentissages que réalise l´élève presque nécessairement, mais sans que les maîtres le veuillent et même à l´encontre de ce qu´ils désirent. Ainsi, ils apprennent à dissimuler (leur ignorance), à flatter les manies des maîtres pour se faire bien voir, à rivaliser avec leurs pairs, à mépriser les faibles ou à se moquer d´eux par dessous, etc. L´égalité formelle, qui est de rigueur dans l´enseignement, masque donc un ensemble de processus sociaux qui se nourrissent des formes scolaires elles-mêmes. Parmi les effets latents les plus fréquents, le phénomène du «bouc émissaire» (par lequel un élève ou quelques uns deviennent les victimes de certains autres, qui se protègent en faisant jouer parfois férocement la loi du silence); et encore le manque de bienveillance vis-à-vis des enseignants, voire le développe-ment d´une contre-identification aux maîtres. Les clivages socio-ethniques interfèrent toujours avec ces processus, de façon variable.

Autre inconvénient, on suscite des problèmes. Contre-identification aux maîtres et curriculum caché, lorsqu´ils ne sont pas gérés (ce qui est souvent le cas), finissent par donner corps à une contre-culture scolaire qui s´exprime à la pré-adolescence en actes d´insolence vis-à-vis des personnes, dégradation des lieux et des matériels, violences diverses. Et ce d´autant mieux que les élèves vivent parfois hors de l´école des situations qui alimentent le ressentiment. Ces situations sont propices à l´effet boule-de-neige: de même qu´une petite boule peut s´agrandir démesurément en roulant dans la neige, de même un élève qui commet une faute mineure va finir par être exclu après une série de péripéties où son cas s´aggrave, tandis qu´il veut garder la face. Faute de volonté de médiation, rien n´arrêtera le mouvement.

Enfin, cette position favorise la stigmatisation des parents, notamment de ceux qui appartiennent à des groupes minorisés. Nous ne parlons pas ici de «minorité» constituée ou reconnue (il n´en existe pas dans tous les systèmes politiques), mais du processus universel par lequel des individus ayant une origine «différente» sont repérés dans les transactions sociales et se voient assigner un traitement défavorable, ce qui peut les amener à tenter de dissimuler leur appartenance ou plus rarement à «retourner leur stigmate» pour s´en faire gloire, comme dit le sociologue américain Erwin Goffman. Les relations de l´école avec les parents sont fortement marquées par un tel processus de «minorisation», dans certains contextes. L´accusation d´incompétence ou de désintérêt, portée globalement à leur encontre par les agents scolaires, en est alors à la fois l´effet et le symptome. C´est le cas, peut-on penser, pour certains groupes immigrés en France, - pays qui récuse l´idée de «minorité» au nom de sa doctrine de l´unité nationale connue sous le nom de «jacobinisme».

Ceci vient renforcer la fermeture de l´école à son environnement, fermeture qui est de principe dans cette première conception des responsabilités scolaires à l´égard du «vivre-ensemble». Les échecs scolaires des élèves, les actes d´indiscipline, et toutes autres difficultés dont les maîtres pourraient se sentir responsables, seront d´autant plus facilement imputés au milieu de vie. Il ne sera pas rare dans ces conditions de voir le paternalisme se transformer en hostilité et en mépris. L´incrimination des parents, récurrente dans les secteurs stigmatisés par la concentration de populations minorisées, justifiera ainsi à la fois le non-pouvoir scolaire des parents et la non-imputabilité des personnels de l´école.

Pourtant, cette première conception emporte aussi des effets positifs. Rappelons-nous tout ce qu´un enseignement purement déclaratif des droits a apporté comme réserve de mobilisation dans les pays qui étaient colonisés.

Or, en règle générale, rien n´interdit au maître d´enseigner les instruments nationaux et internationaux de défense des droits de l´homme, sauf à prendre en compte les réserves posées par son pays sur tel ou tel article.

Ce type d´apprentissage permet aux enseignants de progresser de façon continue dans leur plan de cours. Il convient aux personnalités qui n´aiment pas l´incertitude, ou à ceux qui veulent introduire pour la première fois un enseignement systématique des droits de l´homme, en testant sa réception par les élèves, les collègues, la direction et les familles.

En outre, dans les cas (rares) où ni la population de l´école ni le milieu de vie des élèves ne sont le siège de clivages ethno-culturels et de processus de minorisation, ce type d´enseignement permet de faire droit, en classe, à des problèmes humains qui risqueraient sinon d´être complète-ment négligés.

Ce tableau des avantages et inconvénients s´inverse dans l´autre perspective.

4.2 La perspective «non-gradualiste»

    Dans cette perspective pédagogique, on considère l´élève, quel que soit son âge, comme un être social et moral, engagé dans des liens avec autrui, porteur d´un sentiment de son intérêt et responsable de ses actes, de telle sorte que l´éducation au «vivre-ensemble» se joue au présent et dans la continuité.

    Les avantages de cette perspective dans un contexte d´eth-nicisation des liens sociaux sont clairs

    D´abord elle est solidement fondée. Elle est en effet cohérente avec:

      - les instruments normatifs que l´on souhaite enseigner: la Convention relative aux droits de l´enfant en premier lieu;

      - les fondements philosophiques de la démocratie (voir plus haut la citation de J. Rawls), dont les chartes et déclarations des droits déclinent en fait les implications normatives;

      - les théories psychologiques de l´apprentissage également. Toutes les théories modernes, depuis Jean Piaget, sont des constructivismes, c´est-à-dire qu´elles partent du principe que l´enfant construit (activement) ses apprentissages en se confrontant avec les objets et en interagissant avec autrui. Il n´est ni un réceptacle passif des connaissances qui lui sont transmises, ni une «cire molle» que l´enseignement viendrait modeler. L´apprentissage suppose la mobilisation d´un sujet apprenant.


    De plus, la perspective «non-gradualiste» est solidement étayée en pratique. Dans les pays riches, la réflexion pédagogique s´est emparée de ces idées-forces psychologiques, politiques et morales depuis des décennies et les a appliquées à l´apprentisage scolaire. On dispose aujourd´hui pour la lecture et l´écriture, pour les sciences, pour l´histoire, pour l´éducation morale, etc. d´outils et de pistes qui mettent en ßuvre ces principes de toutes sortes de façons. Mais il n´y a aucune raison de les réserver aux pays riches. Le mouvement issu de Freinet, dont nous avons parlé plus haut, existe en Afrique. Plus généralement, si les principes sont justes, le problème qui se pose pour les mettre en ßuvre est d´ordre pragmatique (difficulté d´amorcer un changement vu le poids des habitudes et les idéologies pédagogiques et sociales dominantes). Ce problème de déclenchement peut d´ailleurs se poser aussi de façon aiguë dans des pays riches.

    En ce qui concerne la différenciation ethno-culturelle, on se préoccupe avant tout dans cette conception d´ouvrir aux élèves des possibilités d´expression et de discussion. Surtout sur ce sujet, par définition conflictuel et délicat (voir ce que nous avons dit plus haut des processus de minorisation), on préfèrera utiliser toutes les voies d´une pédagogie de l´expression et de la communication. Il s´agira de faire droit aux demandes d´élèves, en accom-pagnant chacun autant que de besoin dans l´élaboration d´un travail (exposé, dossier, production quelconque) qui sera ensuite de quelque façon communiqué à la classe, voire au dehors de la classe. On restreindra l´enseignement magistral aux connaissances objectives dont les élèves ont besoin de toutes façons pour se situer. Il faut en effet permettre de dire et de se dire, mais absolument éviter tout ce qui peut être reçu comme une «assignation à être» différent.

    Faut-il aller plus loin que l´acceptation, et revendiquer une reconnaissance des identités culturelles différentes? C´est la position d´un philosophe tel que le Québécois Charles Taylor. Pour lui, le sentiment de notre dignité passe par la reconnaissance par autrui de notre identité culturelle, d´où la nécessité d´une reconnaissance politico-juridique. Cependant, une grande partie des pays de la planète, dont la France, sont beaucoup moins libéraux que le Canada à cet égard, l´idée de «reconnaissance» n´y est pas acceptée. En tout cas, dans l´espace pédagogique, ce dont l´enseignant doit se préoccuper c´est moins des droits en tant que tels (sauf à respecter bien sûr ceux qui sont déclarés) que des intérêts éducatifs des élèves. Chaque élève doit pouvoir développer le sens de sa propre dignité: voilà l´exigence de base lorsqu´on se préoccupe de développer à l´école le savoir-vivre ensemble. Cette exigence s´applique aussi aux parents, qui doivent être assurés d´un accueil courtois et d´une écoute.


    Les inconvénients de cette perspective dans un contexte d´ethnicisation des liens sociaux

    Dans ces contextes, les stéréotypes ethniques et autres représentations sociales négatives circulent plus ou moins publiquement. L´enseignant épris de justice va les trouver partout, chez ses collègues, chez les parents, chez les jeunes.

    Comme la perspective «non-gradualiste» considère que le vivre-ensemble ne peut pas ne pas se travailler au présent, il va s´agir de gérer ces représentations sociales et les conflits variés qu´elles occasionnent. Cela implique un réel engagement. On peut s´attendre à ce que, pour l´ensei-gnant, les temps de grand bonheur alternent avec les temps de lassitude. En effet, comme tout engagement minoritaire, ce parti-pris éducatif requiert:

      - une grande constance, la capacité de persister malgré les obstacles;

      - une personnalité qui tolère l´incertitude;

      - une grande cohérence dans la mise en ßuvre des prin-cipes avec les élèves comme avec les autres adultes de la communauté éducative. Ce qui, à son tour, implique à la fois:

      - une capacité stratégique à planifier son action;

      - une bonne technicité: il faut être à l´aise avec les gestes professionnels, savoir tirer profit des opportunités qui se présentent (au premier rang desquelles les conflits à gérer, mais aussi les projets à engager), tout en assurant la progression éducative.


      V. Prolongements


      Les contradictions normatives

      Il arrive souvent que les (des) parents n´aient pas une conception libérale de l´autorité, que certains adhèrent aux stéréotypes méprisants à l´égard des groupes minorisés et fassent pression pour que leurs enfants soient dans des classes préservées, que la direction de l´école et d´autres enseignants aient aussi ce genre de vues. Des jeunes peuvent afficher des idées contraires à la justice sociale, etc. En bref, l´éducation scolaire se poursuit souvent dans un contexte de contradictions normatives.

      Dans notre hypothèse de travail, cette situation est banale (ce qui ne revient pas à sous-estimer la gravité des haines qui peuvent se développer dans certains contextes). Cette situation constitue en elle-même une indication pour une pédagogie de type «non-gradualiste», qui pose que le vivre-ensemble doit se construire au présent, à travers des situations pédagogiques orientées à cette fin, notamment [mais pas seulement: voir plus haut, § 3.2] en amenant les élèves à réfléchir moralement sur les conflits qui partagent le corps social.

      Les contradictions normatives ne sont donc pas une objec-tion de principe à cette visée pédagogique. Le problème qu´elles posent est d´ordre pragmatique. Il doit être résolu au cas par cas. Le critère décisif est alors l´effet produit, à court et moyen terme: les meilleurs choix sont ceux qui amènent les meilleures suites dans la dynamique du vivre-ensemble.


      Les parents analphabètes

      Ils sont démunis pour suivre et accompagner la scolarité de leurs enfants. Comment les considérer comme membres de la communauté éducative centrée sur l´élève.

      Premièrement, l´analphabétisme des parents est assurément pour eux source de difficulté sociale, mais il n´a rien à voir avec une incapacité morale, culturelle, sociale et politique. S´ils sont incapables d´utiliser l´écrit, ils savent juger en adultes des situations, ils ont une expérience qui peut apporter beaucoup à l´éducation scolaire, ils possèdent une culture, etc. Il faut donc se garder d´une tendance à projeter les catégories scolaires sur les adultes. Cette tendance est typique de l´orientation paternaliste à l´égard des parents: elle tend à leur assigner dans l´école une place analogue à celle de leurs enfants.

      En pratique, on peut distinguer deux problèmes particuliers. D´une part, ces parents sont intimidés par l´école, ou bien, s´ils ont connu eux-mêmes une carrière scolaire écourtée par l´échec, ils en ont un souvenir douloureux. Dans tous les cas, il y a des chances qu´ils restent à l´écart des réunions scolaires, qu´ils ne se rendent pas aux convocations, etc. Ce retrait est l´expression d´une peur, d´un malaise, mais nullement d´un manque d´intérêt. Au contraire, dans de nombreux cas, ces parents attendent beaucoup de l´école: ils en attendent pour leurs enfants l´assurance d´une vie meilleure que la leur. Leur projet de réussite est en fait exactement le même que celui que déclare l´école. Il y a donc quelque chose à faire, sans aucun doute, pour qu´ils se sentent plus à l´aise quand ils viennent à l´école. Par exemple, aménager un espace au sein de l´école pour les recevoir de façon digne, dans une relation citoyenne; ou tenir des réunions à l´extérieur de l´école, dans ce qu´ils considèrent comme leur espace, leur quartier, où les enseignants s´aventurent peu... D´autre part, il est possible aussi de montrer à ces parents comment ils peuvent être utiles à la scolarité de leurs enfants, surtout les jeunes enfants au moment de l´apprentissage de la lecture et de l´écriture: ils peuvent regarder leurs travaux, les écouter lire, etc., donc valoriser le travail de l´écrit. Pour une aide plus spécifique en dehors de l´école, il est rare qu´il n´y ait personne ni aucune institution dans le voisinage qui puisse la dispenser: cela aussi, il convient de le discuter avec ces parents.

      Une dernière remarque sur ce point: le manque de formation. La rencontre avec les parents exige des savoir-faire particuliers de la part des maîtres. Notamment, savoir écouter et reformuler des demandes, savoir faire preuve d´empathie (mettre à distance sa propre culture pour se mettre à la place d´autrui). On apprend aux sociologues à le faire durant leur formation, mais trop rarement aux enseignants, qui en auraient le plus grand besoin.


      La lourdeur des classes

      Dans certains pays, il y a des classes de plus de cent élèves. Elles manquent en outre de matériel didactique, elles sont mal installées... Que peut-on faire dans ces conditions? Ici encore, il ne s´agit pas théoriquement d´une question de principe mais d´une question de pratique. Mais est-ce qu´on n´atteint pas là le seuil de l´infaisable?

      Sans prétendre répondre, il faut noter que, si ce genre de problème ne semble plus aujourd´hui se poser qu´aux pays moins développés, cela n´a pas toujours été le cas. Dans les années quarante, les classes des campagnes françaises avaient couramment soixante élèves, de cinq niveaux scolaires différents. L´instituteur organisait des «coins» ou des «tablées» d´enfants par niveau d´âge ou par niveau scolaire, et dirigeait le travail de chacun un peu à la façon d´un chef d´orchestre. Le matériel didactique était constitué de quelques manuels, de cahiers et surtout d´ardoises, d´affiches. Le maître utilisait toutes les ressources extérieures possibles pour bâtir ses leçons. Plus anciennement, aux débuts du XIXème siècle, lorsque les maîtres étaient encore plus rares et les besoins immenses - ce qui ressemble à la situation actuelle de certains pays d´Afrique -, une formule inventée en Angleterre et propagée en France permettait d´instruire quelque 120 élèves à la fois. Elle est connue sous le nom d´«enseignement mutuel». Les élèves étaient, là aussi, regroupés en tablées par niveau scolaire. Mais, de plus, il y avait une répartition des responsabilités telle que chaque tablée était placée sous la direction d´un élève plus avancé, qui relayait le maître et lui rendait compte. Une astuce: la tablée des petits était une large planche à bords relevés couverte d´une couche de sable. Les enfants écrivaient dessus avec leur doigt, comme sur une sorte d´ardoise collective, puis on passait une réglette et ils pouvaient recommencer.

      Cette évocation des débuts de l´école de masse en France n´a d´autre but que de rappeler que l´ingéniosité devant les problèmes peut accoucher de solutions intéressantes, «modernes». Une autre illustration: Célestin Freinet, déjà mentionné, avait été victime des gaz de combat pendant la guerre de 1914-1918. Ce handicap l´empêchait de parler d´une voix forte. C´est dans ces conditions, après beaucoup de lectures et de discussions il est vrai, qu´il élabora sa célèbre pédagogie «coopérative», basée sur l´implication des enfants dans des projets concrets décidés par eux, qu´ils racontaient ensuite à leurs «correspondants» en les écrivant à l´aide de l´imprimerie. Ses élèves étaient pour beaucoup des fils de travailleurs agricoles immigrés d´Italie. La pédagogie des pauvres n´est pas forcément une pauvre pédagogie...

      Problèmes d´intégration de la classe

      Dans une pédagogie active du vivre-ensemble, ne risque-t- on pas d´être débordé par l´agitation de la classe, ou par les dissensions au sein du groupe classe, quelle que soit leur origine? Ne risque-t-on pas de donner trop de marge de liberté à des enfants ou des jeunes violents, ou rebelles, qui vont casser le travail des autres et perturber les activités collectives? Et, inversement, ne risque-t-on pas de voir s´isoler ou ne pas participer des jeunes qui ont pris l´habitude, par exemple, de jouer à l´ordinateur, et qui ne recherchent plus ni le contact ni l´opposition avec autrui? C´est certain. Mais y a-t-il une autre façon de traiter ces problèmes à l´école de manière éducative?

      Dans une pédagogie qui vise avant tout à donner des connaissances déclaratives sur le «vivre-ensemble» en reportant leur mise en ßuvre à plus tard, la classe est apparemment calme, mais c´est que les conflits sont couverts, de même que les processus d´auto-isolement de certains élèves [voir plus haut à 4.1]. Ces phénomènes, étant couverts, sont soustraits au travail éducatif. Au contraire,

      ils vont pouvoir alimenter ce travail, s´ils se manifestent. Dans certaines classes, par exemple, fonctionnent des heures de «vie de classe», animées par des élèves qui sont désignés par leurs pairs pour cela (ces rôles tournent habituellement d´une séance à l´autre). Dans ces séances sont évoquées, entre autres, les plaintes que certains élèves portent contre d´autres pour toutes sortes de raisons. Ces plaintes sont collectivement examinées, le présumé coupable s´explique, la victime aussi, quiconque a connaissance d´un élément peut témoigner, la nécessité d´une sanction est discutée, et le cas échéant l´assemblée en décide. N´est-ce pas faire d´une pierre deux coups? D´une part, l´élève fautif est sanctionné ou averti, et symboliquement réadmis dans le groupe. Sa dignité n´est pas blessée. D´autre part, tous ont vécu une expérience morale forte, tout ont senti ce qu´implique d´eux le maintien des règles de justice dans le groupe. Les conditions de la poursuite du travail scolaire n´en seront que mieux assurées.

      Ce type de séance se déroule sous l´égide du maître, sous sa responsabilité bien entendu, mais il se peut qu´il n´y fasse aucune intervention. Cette orientation de travail, il faut le redire, implique une technicité de la part du maître. Il doit maîtriser la dynamique des groupes. S´il y a une composante de la formation professionnelle des enseignants qui est cruciale pour qu´ils puissent mettre en ßuvre une pédagogie active du «vivre-ensemble», c´est bien celle-là.


      Françoise Lorcerie est professeure-chercheure au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), France, et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAM).

© CIFEDHOP 2008