Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix
Contrats d'interdépendance et droits de l'homme
par Willem Doise
I. Coopération et interdépendance
Piaget et la coopération entre égaux
L'un de mes collaborateurs,Christina Staerkle (Staerkle, Clémence Doise, à paraître) travaille actuellement sur les représentations sociales de la démocratie et, notamment, sur les caractéristiques psychologiques qui sont attribuées à une population inconnue quand on apprend qu'elle vit dans un régime démocratique. Pour résumer, ce sont les caractéristiques d'une population donnée qui préfère résoudre les conflits par la discussion plutôt que par des affrontements violents. Ce qui nous mène à Piaget. Dans son livre sur le jugement moral (Piaget:1932), il théorise cette image d'un citoyen démocratique, qui s'épanouit dans la discussion entre égaux. En ce sens, c'est bien un livre de psychologie sociale, voire de psychologie politique. Il s'agit d'une tentative pour expliquer des caractéristiques psychologiques du futur citoyen par sa participation à un type particulier d'interaction: l'interaction entre égaux qui doit rendre la démocratie possible.
Illustrons cette assertion par quelques citations du Piaget de l'époque, l'idée de base de plusieurs écrits (Piaget:1932, 1976a, b) est que ni la pensée égocentrique des individus (leur autisme) ni leur soumission à une autorité sociale (la contrainte sociale) ne peuvent aboutir à une rationalité de portée universelle. Au contraire, seule la coopération entre égaux est source de raison; elle est définie comme tout rapport entre deux ou n individus égaux ou se croyant tels, autrement dit tout rapport social dans lequel n'intervient aucun élément d'autorité ou de prestige. Il va de soi qu'en fait, il est bien difficile de sérier les conduites, autrement que par degrés, en coercitives et en coopératives, le produit d'une coopération peut être imposé dans la suite par contrainte, etc. Mais, en droit, la distinction est intelligible et, en pratique, on arrive à une estimation très suffisante pour les besoins de la discussion. Cela dit, nous croyons que seule la coopération constitue un processus générateur de raison, l'autisme et la contrainte sociale ne parvenant qu'à la prélogique sous toutes ses formes (Piaget:1976a, p.67).
Le lien entre pensée enfantine non encore autonome et idéologies conservatrices est indiqué directement par Piaget(1932, p. 53) : "Au résidu propre à l'attitude conformiste des petits correspondent les dérivations «origine divine ou adulte» et «permanence dans l'histoire». Au résidu propre à l'attitude démocratique des grands correspondent les dérivations «origine naturelle»(...) et «progrès» , Et dans le passage qui suit cette mise en correspondance, on trouve un écho d'une problématique traitée par les premiers défenseurs des droits de l'homme, celle de la contrainte éventuelle des lois votées par une génération antécédante sur la suivante: "Il reste à discuter une question essentielle. Comment se fait-il que la pratique de la démocratie soit si avancée dans le jeu de billes des garçons de onze à treize ans, alors qu'elle est encore si peu familière à l'adulte, en bien des domaines? Il est évident qu'il est plus facile de s'entendre sur certains terrains que sur d'autres et que les règles du «carré» ne sauraient exciter les passions autant qu'une discussion sur le droit de propriété ou la légitimité de la guerre. Mais, outre ces raisons (et après tout est-ce si évident que les questions sociales soient plus importantes pour nous que les questions de règles de jeu pour l'enfant de douze ans?), il y en a d'autres, d'un plus grand intérêt psycho-sociologique. Il ne faut pas oublier, en effet, que le jeu de billes disparaît vers quatorze ou quinze ans, au plus tard. Les enfants de onze-treize ans n'ont donc plus d'aînés en ce qui concerne ce jeu. Un fait qui n'est pas sans importance, n'ayant plus à subir la pression de partenaires qui imposent leur manière de voir grâce à leur prestige, les enfants, dont nous venons d'étudier les réactions, arriveraient évidemment beaucoup plus vite à prendre conscience de leur autonomie que si le jeu de billes durait jusqu'à dix-huit ans. De même, les phénomènes caractéristiques des sociétés adultes seraient tout autres si la durée moyenne de la vie humaine était sensiblement différente. Cette remarque a d'ailleurs trop peu frappé les sociologues, quoique Auguste Comte ait dit que la pression des générations les unes sur les autres était le phénomène le plus important de la vie sociale".
Plus tard, après l'expérience de la seconde guerre mondiale, Piaget n'a plus comme préoccupation première de construire des ponts entre idéal démocratique et développement de la raison. Est-ce une coïncidence qu'il s'intéresse davantage à une logique plus décontextualisée du développement de la raison, précisément lorsque des idéologies totalitaires envahissent l'Europe et la guerre encercle la Suisse? Aux historiens de répondre.
Dorénavant, lorsque Piaget aborde encore le problème dans de nouvelles recherches, c'est d'une certaine manière par la négative, en expliquant le nationalisme, considéré comme un paradoxe du point de vue cognitif: "Ce paradoxe est le suivant : loin de constituer des données premières ou seulement précoces, le sentiment et même la notion de sa propre patrie n'apparaissent que relativement tard chez l'enfant normal, sans que rien semble le conduire nécessairement à un sociocentrisme patriotique. Au contraire, pour en arriver à la conscience intellectuelle et affective de sa propre patrie, l'enfant est obligé de fournir un travail de décentration (par rapport à sa ville, son canton, etc.) et de coordination (avec d'autres perspectives que la sienne) -travail qui le rapproche de la compréhension des autres patries et des points de vue autres que les siens(...). Pour expliquer la facilité avec laquelle apparaissent plus tard les diverses formes de sociocentrisme nationaliste, il faut donc admettre ou bien qu'il intervient à un moment donné des influences extérieures aux tendances se manifestant durant le développement de l'enfant (mais alors, pourquoi ces influences sont-elles acceptées?) ou bien que les obstacles mêmes qui s'opposaient aux décentrations et aux coordinations initiales (dès la formation de l'idée de patrie) réapparaissent à tous les niveaux et constituent la cause la plus générale des déviations et des tensions. C'est dans cette seconde direction que s'oriente notre interprétation." (Piaget et Weil: 1951, pp.605-606).
Le sociocentrisme nationaliste serait donc qu'une centration parmi d'autres de la pensée abstraite. S'il peut être saisi ainsi au niveau de l'individu, il s'intègre d'autre part dans une dynamique sociale que Piaget, en tant que psychologue, n'étudie pas.
Formes d'interdépendance
C'est peut-être Lerner(1977) qui décrit le mieux l'ancrage de telles centrations dans des dynamiques sociales quand il émet l'idée que le besoin fondamental de justice aboutirait facilement à des pratiques discriminatoires afin de satisfaire d'une juste manière ses propres besoins et ceux de ses proches. Pour faire régner l'égalité et l'équité entre semblables, il serait nécessaire de se tenir à distance d'une grande partie de l'humanité qui n'arrive pas à assouvir sa faim et qui vit dans l'inégalité et l'injustice. Se «mêler à ces gens» en dehors de rapports strictement réglementés mettrait en danger toute possibilité de fonctionnement selon la croyance en un monde juste. C'est ici qu'il faut introduire la notion de figures d'interdépendance. Lorsqu'il s'agit d'une identification très étroite, comme c'est le cas pour la famille, une justice ou une solidarité basées sur les besoins d'autrui peuvent prévaloir . Ce n'est plus le cas lorsque les unités deviennent plus larges où, selon les cas, des sentiments de similarité ou d'équivalence peuvent sous-tendre des décisions égalitaristes ou méritocratiques à l'intérieur de ces unités, mais d'indifférence, voire de discrimination active à l'égard de ceux qui n'en font pas partie. Selon Lerner, toutes ces modalités de rapports peuvent être basées sur des rationalisations parfaitement compatibles avec l'idée d'un monde juste. Il semble avoir raison. D'ailleurs, l'exclusion ne se pratique pas seulement à l'égard d'étrangers, mais aussi à l'égard de certaines catégories de citoyen (ne) de nos propres sociétés.
Pourtant, de multiples formes d'interdépendance caractérisent les rapports entre individus au travers de toutes sortes de frontières. La diffusion de maladies virales a amené de véritables génocides lors de contacts entre peuples et la pandémie actuelle du sida ne tient pas compte des frontières. Aussi bien la diffusion de certaines maladies que les efforts pour les combattre tissent des rapports d'interdépendance réelle au niveau planétaire. Il en est de même dans de multiples autres secteurs, notamment celui de la criminalité organisée, de l'écologie, des monocultures imposées par des rapports économiques au détriment d'un développement économique équilibré,
La circulation des maladies, le commerce, la diffusion des idées créent de multiples rapports d'interdépendance réelle entre groupes éloignés dans l'espace qui affectent les conditions d'existence des uns et des autres souvent sans une réelle compréhension de ces liens d'interdépendance. Au contraire, des dynamiques institutionnelles de tous ordres peuvent avoir pour résultat de fixer l'attention sur des frontières tout en occultant la perméabilité de celles-ci aux idées, aux déterminismes économiques, aux contacts biologiques.
C'est à partir de telles considérations qu'il faut travailler à l'idée de contrat d'interdépendance. Vu que les gènes, les virus, les effets économiques, les idées nous mettent en contact les uns avec les autres et nous intègrent dans des structures d''interdépendances multiples, il faut définitivement écarter toute idée d'apartheid, d'un isolement splendide, d'un non-s interventionnisme qui ne peuvent plus exister, si tant est qu'ils n'ont jamais existé. C'est bien une telle visée qui s'exprime aussi bien dans des proclamations du droit d'ingérence pour des raisons humanitaires que dans des campagnes contre la vente et la fabrication des mines antipersonnelles.
Interdépendance, il y a, pour le meilleur ou le pire. Une tendance à «réglementer» cette interdépendance a abouti à la Déclaration universelle des droits de l'homme, à la Convention européenne des droits de l'homme et à tant d'autres «chartes» parfois moins institutionnalisées. Peuvent-elles fonctionner comme des contrats régissant les rapports d'interdépendance entre humains? A première vue, la réalité des reportages télévisuels apporte tous les jours une réponse négative à cette question. Si, par exemple, la Déclaration universelle des droits de l'homme a été inspirée, selon les considérants de son préambule, par une volonté de combattre des "actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité" et avait pour but de favoriser "l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de se croire libérés de la terreur et de la misère", elle est loin d'avoir atteint son but. Mais, au moins, elle contribue à l'élaboration d'une représentation normative des multiples rapports d'interdépendance qui relient les individus humains entre eux.
Quand nous nous engageons dans un rapport avec autrui, nous savons que le sort de l'un et de l'autre, participant à ce rapport, sera affecté par cette interaction, dans une certaine mesure, à l'intérieur de certaines limites, au prix d'un certain coût. Des représentations normatives sur ce que devraient être ces effets existent dans la plupart de nos interactions situationnelles. Nous disposons de plusieurs modèles de contrat, de prototypes de relations plus ou moins justes. Ces évaluations se font en fonction de schèmes et de principes construits dans de multiples interactions. Ces principes peuvent être culturellement définis et leur application peut être institutionnellement garantie. Il faut en rechercher pour l'ensemble des rapports humains. Les droits de l'homme sont de tels principes de contrats qui, du moins au niveau de l'intention, devraient organiser une multitude d'interactions.
La visée, l'intentionnalité des droits de l'homme est universelle, du moins au niveau de leur formulation. Dans nos interactions avec autrui, indépendamment de son origine , nous nous obligeons, selon la Déclaration universelle, à respecter son intégrité corporelle, son accès aux ressources nécessaires pour vivre dignement et nécessairement, son intégration dans un ordre sociétal assurant protection contre l'arbitraire. Logiquement, pour rester crédibles, nous devrions seulement nous engager dans des rapports avec autrui respectant ces principes. De nombreux problèmes se posent, comme celui des conditions économiques imposées aux pays du tiers monde, celui du chômage et de l'accès aux soins chez -nous.
C'est ici qu'un champ immense de recherches s'ouvre. De tels principes contractuels, pour fonctionner doivent se traduire dans des représentations sociales pouvant orienter les conduites. Nous nous sommes donc engagés dans un programme de recherches sur les droits de l'homme (DH) comme représentations sociales (RS).
II. L'étude des droits de l'homme comme des représentations sociales
Hypothèses
D'une manière très générale les représentations sociales peuvent être définies comme des principes organisateurs des rapports symboliques entre individus et groupes. Leur étude fait intervenir trois hypothèses importantes (Doise, Clémence, Lorenzi-Cioldi: 1992) que nous pensons aussi pertinentes pour étudier les droits de l'homme.
Une première hypothèse est que les différents membres d'une population étudiée partagent effectivement certaines croyances communes au sujet d'un enjeu social donné. Les RS se créent dans des rapports de communication qui supposent des référents ou des repères communs aux individus ou groupes pris dans ces échanges symboliques. Etudier les DH comme des RS consistera donc en premier lieu à vérifier s'il existe des repères communs aux individus et groupes étudiés, à définir les composantes de cette éventuelle base commune et à décrire la façon dont elle est organisée. Si les RS peuvent ainsi être considérées comme une sorte de «carte mentale» commune dont se servent les membres d'un groupe, cela peut être dû au fait qu'ils se réfèrent à des systèmes de significations institutionnalisés. Une question que nous poserons par la suite est de savoir dans quelle mesure des définitions institutionnelles des DH peuvent servir comme repères communs aux membres de différents groupes nationaux et culturels.
Une deuxième hypothèse concerne la nature des différences des prises de positions individuelles par rapport à un champ de RS. La théorie des RS n'exclut nullement que les individus diffèrent entre eux dans les rapports qu'ils entretiennent avec ces représentations. Mais elle implique que ces variations dans les prises de position sont elles-mêmes organisées d'une manière systématique. Par rapport aux DH, cette deuxième hypothèse nous conduira donc à analyser les dimensions sur lesquelles les individus se positionnent différemment à l'égard des DH.
Une troisième hypothèse considère l'ancrage des prises de positions dans des réalités collectives. Ces ancrages sont multiples, ils ont été principalement étudiés de trois manières différentes (Doise:1992). D'abord, les liens entre variations des prises de position dans un champ de représentations et adhésion à des croyances et des valeurs générales sont analysés. Ces croyances et valeurs sont considérées comme générales dans la mesure où elles sont censées organiser les rapports symboliques dans plusieurs domaines. Il faudra donc vérifier si de tels liens existent aussi pour le domaine des DH. Les RS sont aussi étudiés pour autant qu'elles s'ancrent dans les perceptions, que les individus construisent des relations entre groupes et catégories qui les impliquent plus ou moins directement. Bien entendu, de tels ancrages devraient aussi se vérifier pour les RS des DH, qui ont souvent été définis dans des périodes de tensions et de crises sociales. Enfin, une manière privilégiée pour étudier des ancrages de représentations est de rechercher les liens entre appartenances et positions sociales et modulations dans les prises de position, l'hypothèse générale étant que des insertions sociales partagées donnent lieu à des interactions et expériences spécifiques qui, éventuellement, à travers l'intervention différenciée de valeurs, croyances et perceptions sociales, modulent les prises de position de nature symbolique. D'une manière spécifique, nous nous attendons aussi à ce que de telles dynamiques interviennent dans la définition des attitudes individuelles à l'égard des DH.
Apports de l'empirie
Nous rapporterons avant tout les principales conclusions de nos propres recherches sur les RS des DH tout en les complétant avec celles rapportées par d'autres collègues. Aux fins de cet exposé, nous les reproduirons en fonction des trois hypothèses théoriques que nous venons d'évoquer.
Le champ des droits de l'homme
Principalement, deux recherches nous renseignent le plus explicitement sur ce champ tel qu'il est construit par des ressortissants de différents pays. Dans la première (voir Clémence, Doise, De Rosa, Gonzales:1995), nous demandions à des élèves âgé (e)s de 13 à 20 ans, habitant 4 pays différents (le Costa Rica, la France, l'Italie et la Suisse) de se prononcer sur 21 situations de restrictions de certains droits en termes d'atteintes aux DH sur une échelle en 4 points (oui, sûrement; oui, peut-être; non, pas vraiment; sûrement pas). Les résultats sont très convergents. Il ne fait pas de doute que, dans les 4 pays, les élèves structurent leurs réponses d'une façon semblable autour d'un ensemble d'éléments qui se retrouvent plus ou moins explicitement dans des textes officiels comme la DUDH. Une recherche du Bureau international de l'Éducation, effectuée sous la direction de L. Albala-Bertrand dans plus de trente pays, a repris et adapté cet instrument. Nous pourrons donc vérifier le degré de généralité de ces références communes.
Dans la deuxième recherche (pour un exposé de la méthode et des résultats d'une étude pilote voir Doise, Spini, Jesuino, Ng & Emler:1994) nous avons reproduit, pour des étudiant (e)s de 38 pays différents des 5 continents, le texte de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH). Pour chaque article de cet instrument, nous leur avons demandé de répondre à des questions concernant l'importance attribuée à l'article, leur implication personnelle dans le respect de cet article, l'efficacité attribuée au gouvernement et aux partis politiques pour le faire respecter. Nous pouvons déjà conclure que les réponses s'organisent d'une manière semblable dans les différents pays en différenciant les droits selon des catégories semblables et déjà utilisés par les rédacteurs de la Déclaration (droits individuels, droits sociaux, droits socio-économiques, droits à un ordre sociétal).
Aux résultats de ces deux études, il faut ajouter les résultats portant sur une population plus restreinte des habitants de Genève (Doise et Herrera:1994). Contrairement aux recherches précédentes, cette recherche commençait par des questions ouvertes, invitant les participant/ (e)s à énumérer et décrire les DH; pratiquement tous les droits énumérés pouvaient être mis en rapport avec ceux proclamés dans la DUDH.
La référence commune à des définitions officielles des DH semble donc une réalité assez répandue. Ceci ne signifie pas nécessairement que tous les répondant (e)s adhèrent sans réserves à l'ensemble des droits contenus dans la DUDH. C'est le problème que nous abordons maintenant.
La variation des prises de position individuelle
Diaz-Veizades, Widaman, Little et Gibbs (1994) ont également utilisé la DUDH comme base d'un questionnaire sur les DH. Cependant, ils effectuèrent un important travail d'adaptation de ce texte. D'abord, ils reformulèrent les articles en 116 items pour lesquels des étudiant (e)s donnèrent chaque fois leur degré d'accord sur une échelle en 7 points. Ensuite, ils éliminèrent lors d'une étude pilote tous les items qui ne contribuent pas d'une manière importante aux facteurs d'une analyse factorielle. Ils privilégièrent donc l'étude de l'organisation des variations interindividuelles dont la logique se manifeste dans les 4 facteurs retenus lors de la recherche définitive. En résumé, le facteur 1 concerne l'accès et la garantie à un revenu minimum vital (nourriture, vêtements, logement, soins médicaux); le facteur 2 a trait aux limites des droits civils et politiques, ou en d'autres termes, à une position contraire aux droits humains, le facteur 3 porte sur l'égalité, en particulier la garantie des droits fondamentaux pour tous sans discrimination de races, de genres ou de croyances, enfin le facteur 4 est défini par des items liés aux droits à la vie privée (Diaz-Veizades, Widaman, Little et Gibbs: 1994, 317-321).
Rapportons également des résultats sur la nature des variations des prises de positions d'élèves suisses inséré (e)s dans plusieurs filières d'enseignement ou de formation à Genève. Les analyses portent sur des réponses de 912 élèves à 13 questions demandant d'évaluer dans quelle mesure différents droits présentés étaient de bons exemples des DH. Le premier facteur dégagé est orienté par des droits concrets de nature socio-économique (droits d'avoir un emploi, de vivre avec sa famille, de recevoir des soins médicaux) ayant un degré élevé de prototypicalité. Mais ce facteur est aussi fortement saturé par le droit, moins prototypique, d'avoir un chien. Les contributions les plus fortes au deuxième facteur proviennent toutes de droits jugés les moins prototypiques et qui sont généralement plus discutés : droits de refuser d'aller à l'école, de fumer, de refuser le service militaire, de faire grève et d'habiter le pays que l'on veut. Enfin, le troisième facteur est saturé le plus fortement par les droits de nature politique et juridique dont les jugements de prototypie sont moyens ou élevés : droits d'élire le gouvernement, de faire partie d'un syndicat, d'être défendu/e) au tribunal par un avocat, d'être protégé (e) par la police contre la violence.
Que montre cet inventaire, sinon que les opinions entre individus, provenant d'une même culture, voire habitant un même pays ou une même ville, diffèrent sur plusieurs dimensions dans leurs appréciations de différents droits. Bien entendu, dans la plupart de ces études, les chercheurs s'étaient précisément efforcés de présenter des droits très hétérogènes, et il n'est pas étonnant qu'ils retrouvent dans l'organisation des réponses des populations étudiées un reflet de cette hétérogénéité. S'il est vrai que des différences entre cultures existent dans leurs approches des DH, il est tout aussi vrai que de telles différences existent entre les membres d'une même culture.
Le fait que des références communes existent, par rapport aux DH, n'implique nullement que les individus entre eux évaluent les différents droits de la même manière. Toutefois, dans notre étude avec le texte de la DUDH, nous avons pu constater que les prises de positions des individus ne différenciaient guère les 30 articles: ceux qui, par exemple, attachaient le plus d'importance aux droits individuels, attachaient aussi généralement le plus d'importance aux autres familles de droit; ceux qui s'engageaient plus pour certains droits manifestaient aussi un plus grand engagement pour les autres, et de même pour les croyances dans l'efficacité du gouvernement. D'une certaine manière, eu égard à l'ensemble des droits, leurs croyances et engagements étaient fortement liés: elles faisaient bloc. Apparemment, ce lien, très fort entre attitudes à l'égard des différentes familles de droits, ne cadre pas avec la variété des prises de position que nous venons d'illustrer à l'aide de données de plusieurs recherches. Nous reviendrons sur ce problème quand nous parlerons de l'ancrage et de la contextualisation dans les RS des DH,
Pour le moment, insistons sur une autre source de variation. Si, pour chacune des 3 composantes de leurs prises de position ou attitudes, les individus ne différenciaient pas entre droits individuels, sociaux, politiques et socio-économiques, les liens entre évaluation, engagement personnel et croyance dans l'efficacité gouvernementale par rapport à l'ensemble des droits, variaient cependant systématiquement entre individus, de sorte que nos analyses permettaient de distinguer 4 types de positions à l'égard des DH.
Précisons qu'une telle typologie a été obtenue aussi bien en traitant les réponses de plus de 7'000 étudiant (e)s, sans tenir compte des pays de provenance (analyse panculturelle selon Leung et Bond: 1989), qu'en contrôlant des éventuels «effets pays» en enlevant à chaque réponse la moyenne nationale (analyse individuelle, selon Kenny et La Voie: 1985). Deux analyses hiérarchiques ont donc été effectuées.
Les deux analyses donnent quatre groupes de sujets. Un groupe de répondant (e)s donne systématiquement des réponses élevées pour les trois types d'échelles. Il s'agit de sympathisant (e)s par rapport à l'idée des DH.
Un autre groupe de répondant (e)s peut être considéré comme composé de sceptiques car leurs réponses sont les moins favorables sur toute les échelles.
Un autre groupe de répondant (e)s constitue un groupe avec des réponses assez basses sur les échelles d'implication personnelle, mais plus élevées sur l'échelle d'efficacité gouvernementale. Ce sont des «gouvernementalistes».
Enfin, un dernier groupe se déclare concerné, mais, en même temps, exprime plus de doutes quant à l'efficacité gouvernementale. Cette structure des réponses serait typique des «personnalistes».
Ancrage des RS des DH
Dans notre présentation de la théorie des RS, nous avons distingué 3 sortes d'ancrages. La première a été pratiquée aussi bien par Diaz-Veizades que par nous-même. Ainsi Diaz montre, par exemple, que les individus, qui privilégient une conception des DH limitée par la contrainte, obtiennent aussi des scores élevés à une échelle de nationalisme, et bas à des échelles d'internationalisme et de libertés civiques. Ils ont aussi des sympathies politiques plus républicaines que démocrates. Par contre, ceux et celles qui adhèrent à une conception des DH favorisant la sécurité sociale sont aussi plus internationalistes aux Etats-Unis et leurs sympathies vont plutôt vers les Démocrates.
Dans les analyses des résultats de l'étude avec les 30 articles, nous avons jusqu'à maintenant surtout pratiqué une analyse de l'ancrage combinant celui-ci dans les valeurs et dans les perceptions de l'environnement social et notamment dans les conflits qui le traversent et qui peuvent toucher directement les répondant (e)s . Nous pouvons déjà conclure cette première analyse de l'ancrage par la constatation, de nature générale, que l'adhésion prioritaire à des valeurs universelles et d'harmonie sociale, accompagnée de représentation de dysfonctionnement sociétal est systématiquement en rapport avec une représentation plus favorable par rapport aux DH, tandis qu'un positionnement opposé est accompagné de scepticisme. De plus, une conscience et une expérience plus aiguës de conflit et d'injustices, ainsi qu'une absence relative de souci de bonheur peuvent permettre un engagement plus personnel opposé à une attitude plus «gouvernementaliste».
Ces modalités d'ancrage montrent aussi qu'il n'y a pas de correspondance univoque entre, d'une part, choix de valeurs, perceptions, expériences personnelles et explications de violations et, d'autre part, positionnements à l'égard des droits de l'homme. Différentes combinaisons de toutes ces composantes représentationnelles peuvent être envisagées pour rendre compte d'un même positionnement.
Pour l'étude sur les atteintes aux DH avec des échantillons de jeunes de 4 pays, deux échelles se sont révélées particulièrement importantes pour rendre compte de la manière dont les sujets traçaient une frontière entre ce qui était atteinte et pas atteinte aux DH. Ces échelles portaient sur les droits des personnes face au pouvoir politique et économique. Par exemple, les élèves ayant une vision restrictive des atteintes des DH étaient aussi ceux qui trouvaient normal qu'une entreprise, avant d'engager un employé , enquête sur sa religion, sa manière de vivre, son éventuelle appartenance syndicale, son casier judiciaire, sa santé et qui attribuaient aussi à un gouvernement de tels pouvoirs d'investigation.
Pour ce qui est de l'ancrage dans des expériences sociales il faut, bien entendu, signaler des effets d'appartenances nationales, aussi bien dans l'étude avec les quatre pays que dans l'étude plus vaste. Cependant, l'observation de telles différences doit encore être mise en rapport avec l'ensemble d'autres variables, économiques, culturelles, politiques, religieuses qui différencient les pays.
Une autre forme d'ancrage est celui qu'on peut rechercher dans le progrès de la socialisation avec l'âge. Nous avons vu que trois facteurs se dégageaient principalement dans les réponses des jeunes. Le premier principe organisateur, centré sur les droits concrets, perd de sa prégnance avec l'âge et l'éloignement de la pratique religieuse. L'insertion dans une filière scolaire moins prestigieuse, le fait d'être de sexe masculin et d'être distant de la religion va de pair avec une plus forte utilisation du deuxième principe organisateur, le plus éloigné de la définition institutionnelle des DH. Enfin, le principe organisateur orienté par les droits civils et politiques se renforce clairement avec l'âge. Il imprègne également plus fortement les conceptions des droits des élèves des sections scolaires les plus prestigieuses et des élèves qui déclarent avoir déjà reçu des informations sur les DH.
Diversité des prises de positions à l'intérieur d'une même culture il y a, et cette diversité est liée à des priorités de valeurs différentes, à des représentations sociales différentes de l'environnement social, au pouvoir attribué aux institutions et à la socialisation des individus. Il nous semble aussi important d'étudier ces aspects d'ancrage à l'intérieur de nos propres cultures d'appartenance qu'à travers différentes cultures. Il n'est d'ailleurs pas exclu que les variations intra-culturelles soient homologues à des variations interculturelles, que par exemple le lien avec des priorités de valeurs à l'intérieur d'une culture puissent se retrouver lors de comparaisons entre cultures priviliégiant certaines valeurs plus que d'autres. Nous espérons pouvoir illustrer de telles homologies quand nous disposerons de toutes les données de notre recherche transculturelle avec la DUDH.
La contextualisation
Les ancrages signalés jusqu'à maintenant ont tous été repérés à l'aide de méthodes de type corrélationnel, mettant en rapport des différences de prises de position dans un domaine avec celles observées dans d'autres domaines représentationnels. Nous avons pratiqué une autre méthode pour étudier l'ancrage, qu'on peut désigner par le nom de contextualisation. Moghaddam et Vuksanovic(1990) nous avaient suggéré le principe de cette méthode. Dans une première recherche, ils demandent à des groupes d'étudiant (e)s de Montréal d'indiquer leur soutien pour différentes mesures concernant les DH soit au Canada, soit en Union soviétique, soit dans le Tiers Monde. Dans les deux derniers contextes, leur soutien est relativement plus fort. De même, dans une deuxième étude, on présente à des sujets, des scénarios censés se dérouler soit à Montréal, Moscou, ou New-Delhi. Trois de ces scénarios peuvent être considérés en rapport avec des violations éventuelles des DH : licenciement d'une présentatrice de TV qui ne veut pas changer son style de coiffure et d'habillement; "traitement inhumain" d'un terroriste, vol à l'étalage d'une mère pour nourrir ses trois enfants. Des échelles de réponses permettent de calculer un indice d'attitude à l'égard des droits de l'homme. Cette attitude est beaucoup plus favorable quand les scénarios se déroulent à Moscou ou à New-Delhi. De plus, une troisième étude permet de vérifier que des étudiant (e)s de Montréal s'engagent davantage dans une action concrète (rappeler l'enquêteur) quand il s'agit d'une étude sur des violations des DH dans le Tiers Monde par rapport aux mêmes violations se déroulant au Canada.
Tout se passe donc comme si effectivement une utilisation ethnocentrique des DH se produit facilement. Pourtant, dans deux recherches expérimentales de même type, nous n'avons pas pu retrouver un effet aussi net de contexte quand des étudiant (e)s en Suisse avaient à se prononcer sur des problèmes de DH, soit en Suisse, en France ou en Belgique. Cependant, l'évaluation générale du pays en question est significativement liée au respect des DH dans ce pays. Tout se passe donc comme si pour des pays considérés comme relativement proches du pays d'appartenance une différenciation ne se produit plus, mais que les stéréotypes évaluatifs généraux interviennent encore. Ceci est à mettre en rapport avec les résultats d'une troisième expérience proposant à des élèves de Genève (âgé/e)s en moyenne de 14 à 15 ans) différents scénarios impliquant une personne qui viole les droits d'une autre se trouvant dans une situation plus ou moins problématique par rapport à la loi. L'évaluation de cette «victime» influe fortement sur le jugement de la violation, mais, résultat bien plus surprenant, le fait d'évoquer explicitement les DH, par rapport à une situation où il ne s'agirait que de faits divers, atténue significativement la sévérité des jugements. Signalons que plusieurs des scénarios sont situés explicitement en Suisse. Il se pourrait alors que les interrogé (e)s, ayant en général une bonne opinion de leur pays, ou d'autres qui lui ressemblent, refuseraient d'y voir se dérouler de graves atteintes aux DH.
Ces études sur l'ancrage nous montrent donc clairement que des visions idéologiques, proclamant la supériorité des régimes démocratiques, peuvent renforcer certaines prises de positions dans le domaine des DH. Il n'en reste pas moins vrai qu'il ne faut pas pour autant conclure à une conception des DH qui ne serait qu'ethnocentrique. Au contraire, les recherches montrent aussi clairement que la problématique des DH constitue également un enjeu concernant les rapports sociaux et institutionnels à l'intérieur de nos pays.
Relevons spécialement un résultat de la recherche déjà mentionnée qui proposait plusieurs scénarios, impliquant des violeurs et des victimes de certains droits. Quand on demandait explicitement aux participant (e)s à la recherche d'indiquer leur degré d'adhésion aux droits impliqués (interdiction de la torture, droit à l'asile, à l'éducation, à fonder une famille, à la vie privée, à la vie), ils n'indiquaient guère de réserve. Toutefois, leur degré de désaccord avec des violations concrètes de ces droits était beaucoup moins net. Tout se passe donc comme si une adhésion généralisée aux principes des DH peut très bien aller de pair avec des restrictions de ces droits et une tolérance de leurs violations dans des situations concrètes, souvent complexes. Lorsque des droits sont mis en oeuvre dans des contextes spécifiques et ne sont plus énoncés abstraitement , beaucoup de sources de variations interviennent. C'est de cette manière que nous expliquons la différence entre homogénéité des prises de position à l'égard de différents articles de la DUDH et variations systématiques entre ces prises de position quand ces mêmes droits sont présentés d'une manière plus contextualisée.
Conclusion
Nous avons commencé cet exposé par une référence aux travaux de Piaget. Ce n'était pas uniquement un geste de révérence, mais un geste de reconnaissance envers sa position de psychologue engagé. Une fois pris comme base de départ qu'aucune autorité de toute sorte ne peut nous imposer la vérité et, partant, que celle-ci doit être construite dans l'interaction, autant explorer avec Piaget les possibilités pour l'atteindre dans une interaction structurante, permettant au conflit socio-cognitif de se dérouler dans un ensemble de rapports démocratiques.
Cependant, tout n'est pas rapport direct entre pairs. D'où l'idée de contrat d'interdépendance, de contrat qui devrait être proposé et respecté en toute circonstance.
En quelle mesure une telle idée constitue-t-elle dèjà une référence générale, comment les individus se positionnent différemment par rapport à ces droits et dans quelles réalités sociales ces différentes positions sont-elles ancrées ? Voilà quelques questions auxquelles j'essaie actuellement de répondre avec d'autres psychologues sociaux.
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