Centre international de formation pour l'enseignement des droits de l'homme et de la paix


Retour à la page précédente 

 

Le «vivre-ensemble» à l’école secondaire : essai d’analyse

par Véronique Truchot


I. La culture de la parole

L’expérience de la prise de parole revêt une importance particulière dans le processus d'apprentissage de la citoyenneté. Si l'on convient que l'école doit servir de levier à l'émergence d'une société démocratique, il devient clair qu'à sa mission d'instruire, vient tout naturellement s'ajouter celle de socialiser. Cet apprentissage passe par une pratique de la participation dans cette micro-société qu'est l'école, laquelle devient un milieu de vie stimulant qui incite à la prise d'initiative où chacun peut développer sa créativité et cultiver son esprit critique. La formation de citoyennes et de citoyens actifs et responsables, conscients d'appartenir à la «communauté humaine» est un long processus au cours duquel interviennent plusieurs éléments. Au nombre de ceux-ci notons : la place et le pouvoir accordés à la parole des élèves qui doivent pouvoir l'utiliser entre pairs en vue d'élaborer une réflexion collective. Pour que cette démarche exigeante devienne objet d'apprentissage, elle doit revêtir un sens pour eux.

C'est également sous cet angle qu'est envisagée la mission de l'école dans la Convention relative aux droits de l'enfant (1989, article 29#D) : «Préparer l'enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d'égalité entre les sexes et d'amitié entre tous les peuples...» (voir aussi le Pacte international relatif aux droits civils et politiques). Personne n'étant contre la vertu, qui pourrait s'inscrire en faux face à des intentions aussi louables? Cependant, on peut s'interroger avec Clémence et al. (1995) sur le sens donné par chacun à ces notions de liberté, de compréhension, de paix, de tolérance, d'égalité et d'amitié.

L'apprentissage du «vivre-ensemble» commence par la rencontre de l'Autre et la possibilité de dialogue. Symbole de manifestation de l'intelligence dans le langage (Dictionnaire des symboles, p.582), la parole est à la base de la vie en société. L'importance que nous y accordons se fonde tant sur la théorie piagétienne relative à la construction du social chez l'enfant que sur des bases éthiques.

Pour moi, [nous dit Azzimonti] cette possibilité d'avoir d'abord un lieu d'écoute et un lieu de parole, orale ou écrite, est fondamentale. Lieu de respect et d'accueil de l'autre tel qu'il est, où chacun puisse s'exprimer, sortir de sa solitude et échanger sur ce qui lui tient à cœur, ce qui le réjouit, ce qui l'inquiète. Pour quelqu'un, être écouté, avoir vu des personnes un groupe s'intéresser à lui, c'est se sentir reconnu, c'est exister. C'est ainsi qu'il peut, petit à petit, se sentir «concerné» également par les questions des autres. (1996, p. 181).

Selon la Commission (française) de réflexion sur l'école, «S'exprimer, questionner, communiquer, argumenter sont les outils indispensables de tout apprentissage scolaire et de toute vie sociale [...] savoir lire, savoir écrire et d'abord savoir parler sont la première famille des savoirs fondamentaux.» (Fauroux, R., 1996, p.61).

Pour les sociologues interactionnistes (Mead, 1971 ; Crozier, 1977), la formation de soi se fait à travers les interactions avec la communauté. Ces interactions, qui passent par la parole, les gestes, les symboles, permettent à l'individu d'intérioriser des normes, mais également de participer à l'autorégulation de la communauté. Autrement dit, l'individu ne peut construire sa personnalité qu'à travers les échanges avec une communauté d’appartenance dont il a intériorisé les valeurs, les codes ; en retour, cette communauté est le produit des interactions entre ses membres. De ce point de vue, le comportement humain n'est pas une simple adaptation à l'environnement, mais un processus interactif de construction de ce même environnement. Cela est exprimé par la formule de W.I. Thomas : «Si les hommes définissent des situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences.» (Dictionnaire de la sociologie, p.126). Une institution, par exemple, est la réponse commune apportée par les membres d'une communauté à une situation particulière. Cela suppose une communauté d'interprétation des signes, la construction d'un «moi individuel» par le jugement des autres et le primat de l'action dans la connaissance. On doit donc porter une attention particulière à la pratique quotidienne de ces interactions.

Sur le plan philosophique, la parole a toute son importance si l'on se réfère à des auteurs tels que Habermas (1981, 1986), Kohlberg (1972), Ferry (1995), Reboul (1971), pour qui l'expérience de la communication entre humains et avec le monde est le point d'ancrage de tout apprentissage devant participer à la construction d'un référentiel éthique. Cette expérience communicationnelle, de laquelle Habermas a tiré une théorie, passe notamment par la prise de parole. Mais communiquer, c'est aussi comprendre et «comprendre ce qui est dit exige la participation et non simplement l'observation» (Habermas, 1986, p. 48). Il est ici question d’une éthique de la discussion qui engage chacun et chacune dans un processus d’écoute active, ce qui suppose qu'il existe un espace où cette parole peut s'exprimer et où elle est écoutée.

L'expérience de la communication est également fondamentale d'un point de vue psychologique. Dès qu'il vient au monde, le petit d'homme lance des appels indifférenciés vers l'extérieur. Les réponses, quand elles sont apportées, permettront progressivement à l'enfant de se différencier du monde qui l'entoure. C'est dans l'expérience de l'interaction que, par ajustements successifs, se sémantisent les gestes et les expressions et que, progressivement, émerge la conscience. La conscience de soi ne peut donc qu'être générée par une communication.

Que ce soit d'un point de vue philosophique, psychologique ou sociologique, la parole -ou toute forme d'expression qui permet de communiquer- est primordiale dans le développement tant personnel que social de l'enfant et de la personne, au sens large. Cette préoccupation d'instituer des «espaces de parole» rejoint celle des défenseurs d'une école démocratique (Dewey, 1968 ; Mendel, 1971 ; Rueff-Escoubès et Moreau, 1987 ; Mougniotte, 1994 ; Meirieu, 1997), pour qui la mission première de l'institution scolaire est de contribuer à l'avènement d'une société démocratique (juste, libre et responsable). On peut toutefois se demander comment éduquer démocratiquement à la démocratie? Sans répondre ici à cette question complexe, il convient de rappeler, même si cela peut paraître une évidence, que sans droit de parole, il ne peut y avoir de démocratie, laquelle a, pour certains auteurs (Piaget, 1957 ; Glasersfeld, 1991 ; Morf, 1984), ses assises dans l'action. Si l'on considère la prise de parole comme une action en soi, nous rejoignons ces auteurs pour qui la participation active est une composante essentielle de la démocratie.

Pour les tenants de l'éducation nouvelle, la communication est le moyen privilégié de construction de l'identité et du lien social : «Se confronter à l'objectivité d'une norme donne forme à la parole et l'objectivité en fait une parole susceptible d'être partagée et de devenir un bien commun. Une parole «adressée», en tant que telle, fait advenir le sujet à lui-même parce qu'elle l'inscrit dans son rapport à l'autre» (Grataloup, 1996, p. 98). Si l'on s'accorde sur l'importance du dialogue et de l'échange dans le développement du jugement socio-moral de l'enfant, il reste à se demander comment, du point de vue pédagogique, il est possible de mettre en place des «dispositifs» qui favorisent l'émergence de cette parole et sa régulation : «Il faut en particulier que l'école fasse dialoguer les élèves, leur apprenne à argumenter l'un contre l'autre en analysant le discours de l'Autre, à la fois pour apprendre à manier la langue nationale et pour être capable de percevoir l'Autre, ce qui est la condition d'une vie en commun.» (Touraine, 1997, p.341).


II. Grille de lecture

2.1 Les considérations pédagogiques

La préoccupation pour l'école de viser la formation de citoyens actifs et responsables, s'inscrit dans le courant de l'École nouvelle qui s'est développé dès la première partie du XXe siècle. Ce mouvement pédagogique privilégie des approches qui mettent l'accent sur la construction du savoir par «l'enseigné-acteur» ; il interroge les modes de transmission qui cantonnent l’élève dans un rôle passif où il «reçoit» des savoirs élaborés, construits par d’autres, et limitent l’entreprise éducative à une «correction de l’écart entre ce que l’élève sait et ce qu’il devrait savoir» : l’enseignement traditionnel. Le béhaviorisme (comportementalisme), qui prolonge en quelque sorte le courant de l’enseignement traditionnel, s’intéresse essentiellement aux comportements d’apprentissage observables. Dans les deux cas, l’apprentissage demeure externe à l’élève. Détenteur du savoir à transmettre ou «ingénieur du comportement», l’enseignant reste «l’expert» et l’élève le sujet à modeler. Pour notre part, nous pensons que les approches qui considèrent l’élève comme un acteur à part entière sont plus propices à favoriser des valeurs basées sur l’autonomie le sens de l’initiative de même qu’à contribuer au développement et au plein épanouissement de la personnalité de l’enfant et à son intégration dans une société libre et démocratique.

Les propos des élèves montréalais, âgés de 15 à 18 ans, que nous avons interviewés pour étayer les bases d'une analyse contextuelle, laissent à penser que les approches privilégiées dans les écoles qu'ils fréquentent s'inspirent moins du courant de l'École nouvelle que des deux autres courants :

-«T'es à longueur de journée comme ça, à ton pupitre, pis t'écoutes qu'est-ce qu'ils disent. T'écoutes qu'est-ce qu'ils disent, mais à un moment donné, tu vas te tanner, t'sais?»

-«(...) y’avait un prof qui nous faisait faire en géo des résumés-synthèses qui ne servaient absolument à rien. On copiait ce qui y’avait dans le livre sur une feuille, pis après ça, on ne l’utilisait même pas pour étudier, on prenait le livre, pis ça nous prenait deux trois heures par soir, c’était plate.»

-«Dès que tu rentres à l'école, ils font rentrer tous les élèves classe par classe dans un auditorium, pis le directeur parle du haut de la tribune, pis y nous montre le règlement, pis c'est tout, tu ne poses pas de question.»

-«Pour le directeur et pour les professeurs, on est des moutons, et ils doivent nous apprendre à marcher l'un derrière l'autre. C'est comme ça qu'ils voient.»

-«Ben eux, ils sont profs, déjà, tout ce qu’ils disent, tu dois être d’accord avec. [...] Pis eux autres, c’est les «big boss». Alors tu ne peux rien faire, t’es un p’tit élève, t’es un élève, là juste un élève. Tu t’assois, tu les écoutes parler... pis c’est tout.»

La participation jouant un rôle prédominant dans l'exercice d'une citoyenneté responsable, nous avons cherché à comprendre la façon dont les répondants conçoivent leur participation à la vie de l'école. La lecture du corpus laisse apparaître trois «catégories» d'élèves : ceux qui participent aux activités proposées par les responsables de la vie étudiante : «participation passive» (PP) ; ceux qui ne participent pas : «absence de participation» (AP) ; enfin, ceux qui s'impliquent dans la structure officielle de participation : le conseil étudiant, en vue d'apporter des changements à l'école : «participation critique» (PC).

Les élèves de la première catégorie «participation passive» (PP), qui participent volontiers aux activités organisées chaque année par l'école (comités pour le bal des finissants, pour le gala Méritas, rencontres sportives), n'ont cependant aucun lien avec le conseil étudiant et, dans certains cas, ignorent même s'il y en a un. Il s'agit de jeunes qui disent se sentir écoutés à l'école. On constate, par ailleurs, que ces élèves n'ont pas de demande particulière à adresser à l'école.

Les élèves de la deuxième catégorie «absence de participation» (AP), qui disent ne pas être intéressés à participer à des activités parascolaires, considèrent ne pas avoir de liberté d'expression à l'école et semblent avoir eu plusieurs différends avec l'administration scolaire. Ces jeunes manifestent tout au long de l'interview une certaine rancœur, voire même un sentiment de révolte face à l'école.

La troisième catégorie «participation critique» (PC) regroupe ceux des élèves interrogés dont la participation active les a conduits à se présenter aux élections du conseil étudiant. Ces élèves, qui ne se sentent pas consultés par les adultes de l'école sur les décisions, n'en démontrent pas moins un enthousiasme évident pour s'impliquer dans la vie scolaire ; même si, pour ce faire, ils doivent «lutter» :

-«La direction ne s’en préoccupait pas du tout, ne voulait même pas organiser de conseil étudiant, organiser des élections cette année. Ça fait qu’on s’est ramassés dans un groupe d’élèves, un groupe d’amis, on a fait des pressions auprès de la direction [pour monter un conseil étudiant] [...] On est allé voir tous les adjoints, pis on disait : «ça prend des élections, ça marche pas, on va aller même à la CECM (Commission scolaire) s'il faut, on a le droit d’avoir un conseil étudiant, on a le droit de s’exprimer par le biais d’un conseil étudiant» ; ben, on a réussi à organiser des élections. L’école était obligée d’accepter en quelque sorte, ne pouvait pas dire non! Ils contrevenaient un petit peu aux principes de la CECM. Mais, ce qui est important à retenir, à mon avis, de cette expérience que j’ai eu, c’est le fait que c’est les étudiants qui étaient obligés de rappeler à l’école qu’elle devait respecter les élèves.»

Si, à l'instar de ceux qui refusent de participer, les propos de ces élèves de la catégorie «participation critique» (PC) sont émaillés de revendications, la nature de celles-ci diffère, par ailleurs, de celles exprimées par le groupe qui ne participe pas (AP). Les demandes adressées par les élèves de la catégorie (PC) concernent essentiellement les services et supports aux élèves : bibliothécaire, budget pour un programme d'aide aux devoirs, mécanismes de recours pour les élèves en cas de non respect de leurs droits ; reconnaissance officielle du conseil étudiant ; abolition des règles qui n'ont «aucune espèce de rapport avec les résultats scolaires» ; suppression de la censure quand il s'agit d'aborder des problématiques que vivent les jeunes : drogue, violence. Tandis que les doléances de ceux qui ne participent pas sont plus de l'ordre du relationnel (écoute, compréhension, complicité).

Cette analyse nous ramène aux objectifs de cette recherche qui étaient, d'une part, d'explorer les représentations qu'ont les adolescents de leur liberté d'expression à l'école ; d'autre part, de voir dans quelle mesure celles-ci influencent leur participation. Ce niveau de lecture des données laisse entrevoir un certain nombre de liens dont il pourrait être intéressant de vérifier le degré de corrélation. Cette analyse, nous conduit à observer que les trois catégories que nous avons proposées pour traiter de la participation (PP, AP, PC) regroupent des élèves qui partagent d'autres caractéristiques :
(PP) Les élèves qui «participent passivement» sont également ceux qui :
- se sentent écoutés à l'école ;
- disent ne pas être écoutés par l'un des parents ;
- n'ont pas de demande particulière à adresser à l'école.

(AP) Les élèves qui ne «participent pas» sont également ceux qui :
- ne se sentent pas écoutés à l'école ;
- ont eu des différends avec la direction ;
- ont des demandes de type relationnel (écoute, compréhension) à adresser à l'école.

(PP) les élèves qui «participent activement» sont également ceux qui :
- ne se sentent pas écoutés à l'école ;
- ont des revendications concernant l'intérêt commun des élèves ;
- s'expriment de la façon la plus articulée.

Les élèves des catégories (PP) et (AP) semblent correspondre aux descriptions que fait Defrance (1988, p.48) des attitudes et comportements que peut induire «l'autoritarisme institutionnel» :

(...) d'un côté ceux qui, parmi les élèves et les professeurs, acceptent cette situation avec passivité, se conforment à cet ordre sacralisé, et de l'autre, ceux qui le refusent. Et, pour les élèves, ces refus de la docilité imposée, peuvent prendre des formes extrêmement diverses : qu'il s'agisse de s'enfermer dans «l'absence» (dans la lune!) et les rêveries, ou de se livrer à l'agitation, à l'agressivité, aux défoulements anomique, il s'agit toujours de la revendication du «vivant» et de l'imagination contre l'ordre immobile de la répétition mécanique.

On peut également établir un lien entre les catégories proposées les perspectives éducatives, telles que présentées par Françoise Lorcerie, pour l'apprentissage du «vivre-ensemble»(1). L'auteure envisage cet apprentissage de trois points de vue correspondant à trois perspectives qu'elle qualifie de : gradualiste, non gradualiste et socio-politique.

Du point de vue gradualiste, l'élève est considéré comme n'étant «pas encore» autonome et responsable de ses actes, comme n'ayant pas encore une existence, des capacités sociales et des droits et obligations à cet égard. L'apprentissage du «vivre-ensemble» se fait pour plus tard. Selon cette représentation de la formation scolaire, la relation pédagogique n'est pas pensée comme problématique : «on attend de l'élève qu'il adopte la conduite qui convient : concentration volontaire, docilité à l'égard des règles fixées par l'école et spécifiées par l'enseignant.» L'enseignement est centré sur des contenus énumérés et ne prend généralement pas en compte les dispositions morales et sociales qui servent de base au «vivre-ensemble». Cette perspective rejoint les pédagogies dites «traditionnelles».

Les propos des élèves interrogés semblent indiquer que cette perspective est la plus couramment empruntée par l'institution scolaire, même si tous n'y réagissent pas de la même manière. Ainsi les sujets que nous avons placés dans la catégorie «participation passive» semblent trouver tout naturel, qu'en tant que jeunes, ils doivent se soumettre aux décisions des adultes. Les élèves des deux autres catégories, se considèrent, quant à eux, assez mûrs pour participer aux décisions :

-«(...) on est compris quand même assez, mais t'sais, on ne peut pas dire les règlements, t'sais, c'est eux qui doivent décider des règlements.»

-«(...) la direction pis le conseil de parents disent : ah, c’est des étudiants donc, ils ont pas un assez bon jugement, pis c’est quand même des jeunes donc, ils sont moins matures et ainsi de suite, donc ils ne peuvent rien décider.»

-«l’AGE (Association générale des étudiants) n’est même pas consultée, rien, pis nous autres on a beaucoup plus d’idées, heu...Pis on ne peut même pas les dire.»

Les revendications exprimées par les élèves des catégorie «participation critique» et «absence de participation» rejoignent la perspective «non gradualiste» : même si l'élève n'est pas encore un adulte, il est titulaire de droits, est capable de juger du bien et du mal. De ce point de vue, quel que soit son âge, l'élève est «un être social et moral, engagé dans des liens avec autrui, porteur d'un sentiment de son intérêt et responsable de ses actes», de telle sorte que l'éducation au «vivre-ensemble» se joue au présent et dans la continuité» (Lorcerie, p. 91). On se préoccupera, dès lors, d'exercer au présent les attitudes et façons d'être ensemble qui sont à la base du «vivre-ensemble».

-«(...) notre choix, c'est nous qui, t'sais, on sait quoi faire, nous, dans notre vie. Ben si notre choix, c'est ça … ça va toujours rester, même si tout le monde nous en empêche. Si tu veux vraiment faire ça, t'sais, tu vas l'faire.»

-«Ben, c'est comme moi, je me souviens, j'étais à l'école secondaire, j’avais fait un gâchis, c'était moi, j'étais responsable de mon affaire, c'était à moi de prendre une décision, pis de dire, de m'excuser. Ben, j’suis allé m'excuser, pis ils ne m'ont pas écouté. Ils ne m'ont pas écouté, ils disaient qu'ils voulaient parler avec mes parents seulement, c'est ça.»

La troisième perspective, que Lorcerie (1999) qualifie de socio-politique, concerne l'association des familles et autres partenaires à l'école. Bien que cette question n'ait pas été abordée directement lors des interviews, il nous semble important de mentionner ce point de vue dans la mesure où, «la considération que les écoles accordent aux parents n'est pas indépendante de celle qu'elles accordent à leurs élèves, et réciproquement» (Lorcerie, 1999, p.86). À cet égard, les travaux qui portent sur la relation entre l'école et les familles mettent en évidence la difficile collaboration (2). Il est à noter que ces travaux s'intéressent essentiellement à l'impact de la participation des parents sur la réussite scolaire des élèves et n'établissent pas de parallèle entre la participation des élèves et celle des parents. Dans l'optique de l'apprentissage du «vivre ensemble», il nous semble qu'il pourrait être utile d'approfondir cette question.

Dans plusieurs cas, les élèves se plaignent d'une approche «autoritaire» qui s'apparente à la perspective non gradualiste, tandis que les attentes qu'ils expriment se rapprochent de la perspective gradualiste voire même de la perspective socio-politique dans le cas des sujets qui participent activement.


2.2 Les considérations psychosociales

Des points de vue psychologique, sociologique et psychanalytique, on peut penser que l'autorité est nécessaire aux enfants et que l'absence d'autorité les installe dans l'anxiété (3). En effet, sur le plan de la socialisation, l'autorité semble requise : pour apprendre à vivre en société, il est nécessaire de respecter des règles qui contribuent au respect de la liberté des uns et des autres. Encore faut-il s'entendre sur ce qu'on entend par autorité. L'autorité peut être vue comme le pouvoir de se faire obéir, sans contrainte et dans la pleine reconnaissance réciproque, mais aussi comme un abus de pouvoir. C'est dans ce deuxième sens que Jean Houssaye (1996) emploie de terme d'autorité. Partant de plusieurs travaux de psychologie sociale, cet auteur montre qu’un style de gestion moins autoritaire favorise les attitudes constructives à l’école. Pour lui, la relation d'autorité exclut la construction d'un véritable rapport à l'autre et «faire l’école» consiste à s’en débarrasser.

De l’autoritarisme aux pratiques centrées sur la mobilisation des groupes en passant par la pédagogie institutionnelle (4), la question de l’autorité renvoie aux nombreux débats qui ont entouré la question de la directivité et de la non-directivité depuis les années 40. Une expérience réalisée en 1939 par Lewin, Lippitt et White (5) auprès de trois groupes de jeunes soumis à trois styles d'animation différents : «autoritaire», «démocratique» et «laisser-faire», démontre que le style «démocratique» est plus formateur (6).

Pain et Béranger (1997), qui tentent de voir dans quelles conditions l'exercice de l'autorité favorise effectivement l'apprentissage et la socialisation de l'enfant, proposent une échelle de 7 modèles d'autorité allant d'un registre d'attitudes répressives à préventives : l'«autoritaire strict» (7), l'«autoritaire charismatique» (8), l'«autoritaire tyrannique» (9), l'«autoritaire indulgent» (10), le «pédagogue» (11), le «démocrate» (12) et le «coopérateur»(13). Les résultats de cette recherche laissent apparaître que les modèles qui ont recours à des pédagogies inspirées de l'École nouvelle (le pédagogue, le démocrate et le coopérateur), favorisent la socialisation des élèves et permettent de développer leur autonomie. Ces modèles d'autorité sont également ceux qui laissent le plus de place à l'institution de la règle, une règle explicitée et discutée. Une autre recherche (14) fait apparaître que les meilleures stratégies des enseignants face à la violence en classe et à l'école sont celles de praticiens rompus à la règle et à la loi, à la parole en commun.

Si l'on tente d'établir des liens entre ces modèles et les perspectives éducatives proposées par Lorcerie, «l'autoritaire strict», «l'autoritaire charismatique» et «l'autoritaire tyrannique» s'apparenteraient à une perspective gradualiste ; tandis que «l'autoritaire indulgent», «le pédagogue» et «le coopérateur» se rapprochent de la conception non gradualiste ; «le démocrate», quant à lui, correspondrait davantage au point de vue socio-politique.

Il semblerait, que globalement, les élèves que nous avons interviewés sont plus familiers avec des approches de type autoritaire qui s'apparentent à ce que Freinet qualifiait de «pédagogie de l'escalier». Tous disent, en effet, que les règles ne sont pas discutables dans leur école. Leurs propos reflètent d'une certaine manière les résultats d'une enquête (15) réalisée par le ministère de l'Éducation à propos de l'opinion des élèves sur le climat général de leur école. Cette étude révèle que de 86% des répondants (16) expriment leur désir d'être consultés sur les décisions qui les concernent (p. 27) ; ce qui indique qu'ils ne le sont pas. Cette imposition des règles favorise-t-elle la formation citoyenne? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé expliquait Rousseau dans le Contrat social (chapitre 3).

Rappelons que l'école se reconnaît pour mission de former des êtres libres, responsables et soucieux de la justice. D’où la complexité de la tâche de l’éducateur qui, comme le rappelle Meirieu (1996) doit «faire l’autre» tout en faisant qu’il échappe à son pouvoir en lui reconnaissant sa liberté : avant tout une liberté de résister ou d’adhérer, c’est à dire de construire son autonomie (17). Ce que Defrance (1988, p.107) exprime autrement en parlant du défi de tout éducateur «d'exercer un pouvoir qui donne pouvoir».

À en juger par ce qu’en disent les élèves, nous serions portés à croire que l'école n’est pas toujours vecteur d'émancipation. L'autorité, qui devrait être un véhicule des valeurs démocratiques, se trouve dans plusieurs cas dénaturée, faisant dire à Mendel (1971) qu'elle n'est jamais que «le masque mystifiant de la violence».

Rappelons cependant que, si l'école doit permettre aux élèves de faire l’apprentissage de la liberté et de la responsabilité, elle doit néanmoins veiller à ce que ceux-ci «ne soient pas exposés à subir des dommages, et n'en causent pas à autrui»(18). Cette opposition entre liberté et sécurité est au centre de la question éducative et renvoie à la légitimité de l’autorité. On comprendra qu'une éducation à la citoyenneté n'a pas à faire l'économie des responsabilités d'encadrement qui incombent à l'institution scolaire, mais à situer les notions d'égalité et d'autorité dans une démarche qui fait appel au dialogue et à la transparence.


2.3 L'école, société de droit

Si l’on doit reconnaître que la relation maître-élève induit dans son essence même une inégalité de statut, l'élève demeure néanmoins, en tout temps, l'égal de l'enseignant en tant que titulaire de droits. L’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains est en effet le socle d’une éducation démocratique. Ainsi, tous les membres de la communauté scolaire doivent pouvoir compter sur le respect de leurs droits.

Éduquer à la citoyenneté démocratique induit nécessairement une dimension juridique : il n'y a pas de démocratie sans loi (19), c'est le rapport à la loi qui introduit à une société. L'école, comme lieu de construction de la citoyenneté, devrait, nous dit Meirieu, être «le lieu de construction de la culture et de la loi, de la culture par la loi, et de la loi par la culture.» (20)

La construction de la loi étant sans doute l'un des pôles les plus importants dans l'apprentissage du «vivre-ensemble», il entre dans la mission de l'école de permettre aux élèves de découvrir les moyens «juridiques» par lesquels il vont pouvoir articuler progressivement leur liberté avec celle des autres et «découvrir que, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, la liberté ne «s’arrête» pas, mais commence là où commence celle de l’autre. Liberté dont le champ augmente sans cesse par la maîtrise progressive et toujours inachevée des outils de l’expression de soi, de la compréhension du réel et de la communication avec les autres» (Defrance, 1996, pp. 116-117). Il s'agit d'instituer progressivement les règles du droit dans le fonctionnement ordinaire de la classe, de l'école. Le défi, nous dit cet auteur, est de permettre aux enfants «non pas de subir le rappel à la loi, l'imposition de la loi, mais de vivre à l'école l'institution de la loi. Il y a contradiction entre le rappel à la loi qui provoque sa transgression et l'institution de la loi.»

D'après ce que nous disent les élèves, on peut penser que, dans les écoles qu'ils fréquentent, la loi est davantage imposée qu'instituée. Tout se passe comme si la transmission des savoirs était subordonnée à la capacité préalable à s'inscrire dans une forme de discipline et à en accepter les règles de fonctionnement. Au plan socio-pédagogique, cela renvoie à des choix fondés sur des valeurs. Il semblerait, dans le cas qui nous occupe, qu'«être bon élève devient progressivement être capable de se soumettre à une discipline impersonnelle et à faire ce que le maître attend de vous» (Meirieu, 1999). Or, l'école veut former des citoyens autonomes et «autonome» veut dire autosnomos, «qui se donne à soi -même sa loi». Et Castoriadis de rappeler : «se donner à soi -même sa loi, cela veut dire qu'on pose des questions et qu'on n'accepte aucune autorité. Pas même l'autorité de sa propre pensée antérieure.» (21) Pour ce philosophe, il est possible d'être libre dans une société où il y a des lois, à condition d'avoir «la possibilité effective (et non simplement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois.» (22) Il semblerait que, comme le dit Defrance (1988, p. 43) : «l'autonomie n'est pas, malgré les intentions généreuses des textes, la visée fondamentale du système» éducatif.

Le rapport national de l'Association canadienne d'éducation (1995) insiste aussi sur le fait que «l'apprendre à vivre-ensemble» passe par une réflexion sur la discipline, et la réglementation. Il est ajouté qu'un «véritable enseignement du sens de la citoyenneté exigerait des écoles qu'elles donnent aux élèves la responsabilité de participer à la conduite de certaines activités scolaires. Tout ceci était peu manifeste dans la majorité des écoles à l'étude» (p. 194). C'est également le constat que nous sommes amenée à faire à la lecture des propos tenus par les élèves que nous avons interviewés. Les règles semblent imposées et immuables, même s'il existe des dispositifs devant permettre aux élèves de participer aux décisions. Selon Rueff-Escoubés, qui fait un constat semblable, dans la majorité des établissements la participation des élèves relève de la parodie :

«Les élections sont bâclées et les délégués sont considérés comme quantité négligeable. Ils ne peuvent pas s'exprimer, ou bien leur parole est tournée en dérision, ou encore, plus perfidement, on les encourage à la délation envers les «brebis galeuses» de la classe. La procédure qui permet aux délégués de participer aux conseils de classe consacre l'absence d'acte-pouvoir collectif des élèves dans l'établissement en n'octroyant à ceux-ci qu'une forme caricaturale de représentation délégative.»

SUITE

  

© CIFEDHOP 2009